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par la peinture de genre. Ce qui est déjà digne d’admiration dans ces tableaux, c’est le paysage, vigoureux, chaud, lumineux : toutes les conquêtes qui seront réalisées postérieurement s’y trouvent en germe.

La Vierge trônant entre saint Libéral et saint François d’Assise (peinte en 1504 pour l’église de San-Liberale à Castelfranco, où elle se trouve encore), marque un pas de plus. Au centre, la Vierge, assise sur un trône excessivement élevé et privé de marches, de sorte que l’on ne comprend pas comment elle a pu y monter ; sur la base du trône, le tapis oriental de rigueur ; un autre tapis, dont l’extrémité est coupée par le cadre du tableau, forme baldaquin derrière la Vierge. Au pied du trône, debout, se faisant pendant, les deux saints. Au fond, un mur, par-dessus lequel on découvre un lac. Ce sont bien là encore, on le voit, les données des quattrocentistes, leur simplicité, leur amour de la régularité, le souci de ces arêtes fixes destinées à soutenir une composition. Mais que les formes sont déjà généreuses, la facture déjà large et souple ! Le cadre est resté le même, mais combien le contenu n’a-t-il pas changé !

Dès lors, de même que le Vinci, Giorgione prend plaisir à dépouiller les acteurs de l’histoire sainte de leurs attributs, de leurs costumes, de leurs types traditionnels. Seulement, au lieu de les présenter sous les traits de ses contemporains, comme l’auraient fait par exemple ses compatriotes Gentile Bellini ou Carpaccio, il les transforme en figures idéales, vivant dans un monde à part, loin des villes, au milieu d’une nature sans fard. Même dédain pour tous les accessoires de l’accoutrement ou du mobilier, détails d’autant plus appréciés des Primitifs qu’ils leur permettaient de renforcer la tenue ou l’intérêt de leurs compositions. Adieu désormais les brocarts et les damas, les riches bijoux, les armes artistement ciselées, les aiguières, les incrustations de marbres : il n’y a plus place que pour l’homme seul en face de la nature, et quand je dis l’homme, je devrais ajouter l’homme primitif, l’homme idéal, dans un costume qui tient de l’antiquité plus que du XVIe siècle, quand encore le maître ne prend pas résolument le parti de supprimer toutes les inventions de la civilisation et de faire paraître ses personnages dans le plus simple appareil.

Le besoin de s’affranchir éclate jusque dans des détails de l’ordre matériel : les peintres de Murano et les Bellini, leurs disciples immédiats, s’étaient plu, dans leur esprit d’ordre, à revêtir leurs œuvres de dates et signatures. Comme ces précautions semblent dorénavant surannées ! Giorgione n’a pas signé une seule