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le papier, était le vrai et le meilleur moyen de dessiner. Le Titien abonda dans le même sens : en dehors d’un petit nombre de dessins à la plume, d’une précision et d’une impétuosité incomparables, ses essais en ce genre sont hâtifs et sommaires ; une esquisse trop arrêtée l’aurait évidemment gêné au moment où il prenait en main le pinceau ; elle l’eût empêché de fondre avec tant de souplesse les détails dans l’harmonie générale. Moins encore que le Titien, Paul Véronèse éprouva le besoin de fixer sa pensée par un certain nombre de traits préliminaires : ce ne fut qu’en courant, sans amour, qu’il crayonnait quelque bout de figure ou de décoration.

Qu’arriva-t-il ? C’est que, si, au temps des Primitifs, le détail l’avait emporté sur les effets d’ensemble ; si, pendant la période que j’appelle l’Age d’or, les deux facteurs s’étaient équilibrés dans une juste mesure, pendant la dernière période de la Renaissance, la recherche des effets d’ensemble fit complètement sacrifier le détail : à peine si, de loin en loin, dans les plus belles pages des Vénitiens, une figure, une tête mériterait d’être découpée.


Les cas de génération spontanée sont rares dans les annales de l’art : sans prétendre découvrir un précurseur à tout homme de génie, la science moderne s’est appliquée fort sagement à démêler ce qui peut être hérédité inconsciente ou entraînement raisonné. Malgré les hautes qualités de Giorgione, nous devons donc nous demander si le signal de la révolution à laquelle il a attaché son nom n’est point parti de plus haut encore, d’une intelligence encore supérieure à la sienne, d’un génie encore plus vaste. La part des Flamands une fois faite (et nous leur avons donné bonne mesure), n’est-il pas naturel de rechercher, dans la haute Italie même, l’initiateur, du cerveau duquel a pu jaillir l’étincelle qui a enflammé à son tour la jeune imagination de Giorgio Barbarelli ?

Il est de bon ton aujourd’hui chez les historiens d’art de nier tout ce qui a été affirmé par un juge compétent s’il en fut, par le contemporain de tant de grands artistes, artiste distingué lui-même, j’entends parler du brave Vasari, le fondateur de l’histoire de l’art. En cela ils sont guidés uniquement, non par le désir de faire avancer la science, — c’est le moindre de leurs soins, — mais par celui de faire montre de leur propre perspicacité. J’avais de longue date été frappé de ce passage : « Giorgione avait vu quelques ouvrages de la main de Léonard, ouvrages excessivement enfumés et poussés au noir. Cette manière lui plut tant, qu’il la suivit sa vie durant et l’imita grandement dans la peinture à