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parachever ce travail de mise au net et de classification qu’il déclarait incomplet, puis à publier les Mémoires. Il n’en fit rien cependant. Veut-on connaître la raison secrète qui l’empêcha de procéder à cette publication, après comme avant la série de transactions par lesquelles ces Mémoires étaient devenus sa pleine et entière propriété ? Une lettre confidentielle adressée par lui à Mme de Barras, lettre dont j’ai eu la bonne fortune de retrouver le brouillon et la copie, nous révélera le secret de ses hésitations. Les Mémoires, est-il dit dans cette lettre[1], « ont été rédigés rapidement après la mort de Barras, sous l’impression des justes ressentimens qu’il avait dû avoir pendant sa vie, ressentimens qu’une vive sympathie contre ses persécuteurs m’avait pu faire continuer, et dont la promptitude d’une composition chaleureuse m’avait pu dérober la faute et le danger… » Consulté après communication du manuscrit, Me Damaison, notaire de Mme de Barras et de M. de Saint-Albin, a exprimé l’avis « qu’il y avait là un nid de procès correctionnels ». Il a notamment déclaré, après avoir fait lire confidentiellement le manuscrit à l’un de ses confrères, Me Trubert, notaire de la famille X… « qu’il savait que cette famille, puissante par sa position sociale et ses richesses, ne se reposerait pas qu’elle n’eût obtenu vengeance et réparation devant la justice sur ce qui la touchait dans les Mémoires… » En conséquence, Mme de Barras devait comprendre qu’il était nécessaire d’ajourner la publication.

Ainsi, de l’aveu même du collaborateur de Barras, dans quelques-unes de leurs parties, dans celles en particulier qui concernent les personnages que M. de Saint-Albin appelle « les persécuteurs » de l’ancien membre du Directoire, ces Mémoires non seulement affectent le ton du pamphlet, mais présentent un caractère diffamatoire si bien marqué, si évident, que leur publication pourrait entraîner des poursuites. L’aveu a du prix. Il importe d’en prendre acte dès maintenant ; il importera surtout de s’en souvenir quand on lira dans le texte même des Mémoires certains passages que cet aveu met, à ce qu’il me semble, sous le coup de la plus légitime des suspicions.

M. de Saint-Albin aurait pu trancher la difficulté en supprimant ou en modifiant ces parties compromettantes où le ressentiment de Barras contre Napoléon, contre la famille et l’entourage de « Buonaparte », s’est donné carrière avec autant de violence que de perfidie et d’indélicatesse. Mais en altérant aussi profondément le caractère des Mémoires, M. R. de Saint-Albin se fût rendu coupable, il faut bien le reconnaître, d’une véritable trahison

  1. Lettre de M. de Saint-Albin à Mme de Barras, du 1er septembre 1832.