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devenu, dans toutes les classes, et presque à tous les âges, l’idéal du grand nombre. L’argent, qui ouvre la porte des paradis terrestres, est le grand facteur de la vie, l’arbitre des existences, le dispensateur de toutes les joies. Et la richesse, ne songeant qu’à varier et à raffiner ses plaisirs, donne plus que jamais au peuple des leçons de corruption, avec des préceptes de matérialisme. L’exemple vient de haut. Par toute leur vie frivole, les classes mondaines, — qui osent encore se dire chrétiennes, — apprennent aux masses à n’estimer que le bien-être matériel, les fadeurs banales d’un luxe sans poésie et le prosaïsme sans noblesse d’un confort amollissant. Les riches prêchent aux pauvres l’amour de l’argent, leur apprenant à le regarder comme le souverain bien et la grande raison, la seule, de vivre.

Notre âge rationaliste, émancipé de tout dogme, est en train de s’enlizer dans une misérable et vile idolâtrie. Nous glissons vers une sorte de néo-paganisme, moins les dieux de marbre blanc de l’Hellade, et les beaux mythes de l’Olympe. Le vrai dieu, le dieu unique, auquel tous croient et que tous servent, c’est l’Argent. Comme il a grandi et comme il est devenu gras, depuis les monts d’Arabie, le maigre veau d’or d’Aaron ! ses adorateurs ont multiplié comme les grains de sable du désert, et plus de Moïse descendant de la montagne pour le fondre et le réduire en poudre. Juifs et chrétiens dansent à l’envi autour de lui ; les plus fiers de nos fils plient le genou devant ses images, et les plus chastes de nos filles suspendent à ses autels leur voile de mariée. Le juif a oublié son Messie, et le chrétien ne se souvient plus de son Sauveur. Le Messie, des temps nouveaux, c’est l’argent, et le moderne rédempteur est la richesse qui doit établir parmi les hommes le vrai royaume de Dieu, leur ouvrir la terre promise où le lait et le miel couleront en abondance. La Bourse est le temple de la nouvelle Sion, et le Sinaï dont descend la loi, le Horeb d’où découle la source de vie, c’est le Stock Exchange ou Wall Street. Si, par un reste de pudeur ancienne, la richesse n’est pas encore la divinité officielle de nos démocraties, — la plus noble déesse de notre moderne Panthéon, la vierge hautaine devant laquelle se courbe notre orgueil, la Science, la nouvelle Pallas Athéné, n’est aux yeux du grand nombre que la servante et le ministre de l’aveugle Ploutos, celle dont la main tient la corne d’abondance qui va répandre à flots sur le monde le bien-être et la richesse.


Anatole Leroy-Beaulieu.