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en elles de vertu purificatrice ou de grâce sanctifiante ; elles valent toutes deux par le sentiment que nous y apportons, et l’une comme l’autre, selon que nous savons ou non en user, peut se montrer libératrice ou assujettissante.

À quoi bon intenter à la richesse un procès qu’elle a gagné d’avance dans le cœur de ses juges ? ou porter contre elle une sentence que notre raison ne sanctionne point ? Les saints qui abandonnent leurs biens et quittent le monde pour s’enfermer à la Chartreuse où à la Trappe ont le droit de condamner la richesse. À nous autres, gens du monde, cela sied mal. Laissons les lieux communs surannés au rhéteur et au sophiste qui se contentent d’être sages en discours et détachés en paroles. Libre à Tolstoï et à ses ingénus conseillers, le moujik Soutaïef ou le moujik Bondaref, de condamner les hommes « qui vivent à la façon des seigneurs, qui se promènent sous des ombrelles et mangent le pain de la sueur d’autrui »[1]. Pour avoir le droit de les réprimander, ces riches qui vivent du pain qu’ils n’ont pas semé, il faut, à tout le moins, se faire à demi paysan et mettre la main à la faux, comme ce grand et naïf Tolstoï. Laissons-le dire que l’argent rétablit l’esclavage et usurpe le travail d’autrui. Il est au moins conséquent avec lui-même, le vieux ponnischtchik ; après avoir écrit le matin une page contre la richesse et contre les oisifs, il ne va pas, le soir, ponter au club ou applaudir un ballet. Tout se tient chez lui ; et, comme la banque et la grande industrie, il réprouve les villes, les modernes Babylones, la vie urbaine et la civilisation corruptrice. De même que Rousseau nous ramenait à l’homme de la Nature, au bon sauvage, Tolstoï nous ramène au moujik, à l’homme des champs, au touloup de peau de mouton et à l’izba de bois. Cela au moins est un système.

Les déclamations contre la richesse n’ont eu, en tout pays, tant d’écho que parce que rien n’excite autant l’envie des hommes. Le mal, nous le savons, n’est pas dans la richesse ; il est dans la manière dont tant de riches acquièrent leurs richesses et emploient leurs richesses. Encore, n’est-ce là que le moindre mal, quoique le plus choquant aux yeux des foules. Le grand mal, celui dont souffrent riches et pauvres, c’est le culte de l’argent, le culte de l’ignoble pécune, obscœna pecunia, comme disait déjà un ancien[2] ; c’est le respect avilissant dont l’entourent dans leur cœur nos sociétés bourgeoises et ceux mêmes qui se révoltent contre les riches. Ne considérer que l’argent, n’estimer que la fortune, mesurer les hommes et les familles à cette aune vulgaire de la richesse, voilà qui est malsain et corrupteur, qui dessèche l’âme et racornit

  1. Bondaref, le Travail et la Bible.
  2. Juvénal, satire VI.