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rude ; nous ne ressemblons pas aux lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, et qui sont mieux vêtus que Salomon dans toute sa gloire. Nous ne pouvons, pour nous et pour nos enfans, prendre modèle sur les oiseaux du ciel, qui ne sèment ni ne moissonnent et n’ont pas de greniers[1]. Nous n’avons ni la sobriété ni l’endurance du Sémite, fils du désert ; et nous ne saurions nous contenter de la ceinture de poils de chameau et des sauterelles du Baptiste. Heureux Orient ! heureuse enfance de la civilisation, où la pauvreté était noble ! où le saint et le prophète, restés près de la nature, pouvaient secouer sur les villes la poussière de leurs pieds nus, pour aller vivre, libres et allègres, sous le ciel de Dieu ! Temps lointains, oubliés de l’Occident et que ne reverront plus nos races amollies. Le monde a vieilli ; la terre s’est refroidie, et est devenue moins maternelle ; l’Orient même se meurt ; l’Orient s’en va, reculant sans cesse devant notre civilisation prosaïque. Le confortable, le banal et asservissant confortable est en train de conquérir le globe. Nous sommes esclaves de nos besoins, prisonniers de nos arts, de notre industrie, de notre vie urbaine, partant serfs de la richesse, assujettis au règne de l’argent.

Et puisque nous ne pouvons faire à moins, puisque la masse des hommes a des besoins supérieurs à ses ressources et que, à chaque génération, les inventions de l’industrie, la diffusion de l’instruction et tout ce que nous appelons le progrès nous en inculquent de nouveaux, à quoi bon honnir la richesse ? Hypocrisie après tout, ou inconséquence, car pour en faire fi, il nous faudrait réduire nos besoins, et nous ne voulons, ou nous ne savons. Bon gré, mal gré, pour vivre en hommes modernes, il nous faut compter avec l’argent, faire cas de l’argent. Qu’un moine à la tête rasée, ayant fait vœu de pauvreté, dénonce la richesse, je le veux bien : sa robe de bure ou ses pieds nus lui en donnent le droit ; mais les autres, les mondains, les affairés, les coureurs de places ou les courtisans de la fortune, comment le leur permettre ? Les plus ardens à protester contre l’opulence des riches (et qui nous a dit où commençait le riche ? ) réclament le confort, l’aisance, le bien-être de la vie ; et cela encore, c’est de l’argent.

Tout comme la pauvreté, il serait facile de vanter la richesse ; et en en faisant le panégyrique, un philosophe saurait se montrer philosophe. Elle aussi a ses mérites, elle aussi a ses vertus, comme elle a ses vices, ses périls, ses tentations. En bonne morale, ni la richesse, ni la pauvreté n’ont de prix par elles-mêmes : ni de l’une ni de l’autre, je n’oserais affirmer qu’elle nous élève ou nous avilit ; qu’elle nous purifie ou qu’elle nous souille. Elles n’ont point

  1. Mathieu, VI, 26.