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Est-ce au juif, ou au chrétien, que doit s’appliquer cette dure parole de Renan[1] ?

En vérité, je ne sais trop ; car, n’en déplaise à Renan, des juifs qui savent supporter la pauvreté il en est encore ; mais nous n’avons pas les yeux sur eux, nous ne daignons point les remarquer. Nous ne savons même pas toujours que dans les grandes juiveries la foule est pauvre. Pour l’apprendre, il n’est cependant pas besoin de voyages bien longs. Des juifs pauvres et résignés, occupés de tout autre chose que de faire fortune, il s’en rencontre pourtant jusque parmi nous. J’ai moi-même connu, à Paris, un savant Israélite, alors septuagénaire, docteur en droit et en médecine, parlant toutes les langues de l’Europe, qui vivait à la façon des vieux rabbins, n’ayant d’autres besoins que ceux de l’intelligence et d’autres joies que celles du travail[2]. Plus dénué que Spinoza, il avait dû renoncer à la décence de la pauvreté. Il habitait, rue de Seine, une soupente sous les toits, éclairée par un vasistas ; au lieu d’escalier, on y grimpait par une sorte d’échelle. Une caisse de planches disjointes lui servait de bibliothèque, une paillasse et une chaise avec une table de bois blanc étaient tout son mobilier ; et, dans ce misérable réduit, le vieillard écrivait obstinément de longs traités sur la législation et sur la médecine du Talmud, sans autre ambition que de voir imprimer ses livres, et de contribuer pour sa part à dissiper les préjugés réciproques de ses coreligionnaires et des chrétiens. Ce type du savant, du hakham pauvre, est bien juif, et il est toujours vivant dans les juiveries de l’Est. Depuis l’exode des juifs russes, on en trouve des échantillons dans tous les pays des deux mondes, de Vilna et de Jassy à San-Francisco.

Que si les pauvres, les ebionim, ont cessé d’être prophètes en Israël, et si le juif civilisé, ignorant des béatitudes de la pauvreté, court après l’argent, je ne m’en étonne point. Il a été, de longue date, dressé à la chasse des ducats, moins par les exemples de ses pères que par les leçons des nôtres. S’il a pu traverser les siècles, s’il a su redevenir un homme parmi les hommes et échapper à l’opprobre des ghettos, n’est-ce pas grâce à l’argent ? C’est l’argent, avant nos philosophes, qui lui a permis de se redresser sous la verge de l’oppresseur ; l’argent qui l’a tiré de la nouvelle terre d’Egypte et l’a racheté de la servitude. L’or a été, en vérité, le sauveur d’Israël, le rédempteur de Juda. Encore aujourd’hui, en mainte contrée, en Russie, en Roumanie, la liberté du « Sémite » est dans son portefeuille ; le rouble est sa cuirasse et son bouclier. Chez

  1. Renan, Histoire d’Israël, t. V.
  2. Le Dr Israël Michael Rabbinowicz, mort en mai 1893, à Londres, où sa vieillesse avait trouvé un refuge.