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la pauvreté sur une table d’or. Les vrais riches, a dit un poète aimé des petits et des humbles, ce sont les pauvres[1]. Rien de plus vrai pour qui a le cœur de travailler et la sagesse de se contenter de peu. Mais, philosophes ou croyans, ceux-là se font rares. Combien de chrétiens, et de chrétiennes, remarquait récemment un penseur évangélique, loin de savoir se contenter de peu, ne savent pas se contenter de beaucoup[2]. Et quand il en est ainsi des chrétiens, pourquoi en serait-il autrement du juif ?

Le juif, que nous nous représentons comme le grand prêtre du culte de Mammon, chante, lui aussi, dans sa synagogue les vertus de la pauvreté. Ses livres, devenus les nôtres, sont tout pleins de l’éloge du pauvre. Nous allons répétant que sa religion est toute matérielle, qu’elle glorifie partout la richesse, qu’elle ne songe jamais qu’aux biens de ce monde. C’est mal la connaître. La richesse n’est point au nombre des schemoné esré, des dix-huit bénédictions que, depuis trois semaines de siècles, le juif orthodoxe implore de l’Eternel. Toute une portion au moins des livres hébreux, la plus populaire en Israël, celle qui tient le plus de place dans sa liturgie, comme dans la nôtre, exalte sans cesse le Pauvre. Les Psaumes sont ici d’accord avec les Evangiles, et la nouvelle loi continue l’ancienne. Notre Beati pauperes spiritu est comme le résumé du Psalmiste. Certains exégètes ont été jusqu’à faire des Psaumes le livre des pauvres, des ebionim représentés comme une confrérie de piétistes, une sorte de puritains de Juda[3]. Le pauvre est le favori de Jéhovah ; pauvre et juste, ebion et çaddik, sont synonymes pour ces vieux Sémites. Et ce qui est vrai des psalmistes l’est presque autant des prophètes, de celui notamment que la critique moderne nomme le second Isaïe.

Les fils d’Israël s’inspireraient dans leur vie des leçons de leurs psaumes qu’ils feraient, eux aussi, bon marché des richesses. Mais, tout comme les chrétiens, ils répètent des lèvres, en langue morte, les sublimes versets des cantiques de Sion et ils laissent cela dans les livres des scribes, au lieu de l’emporter dans leur cœur. Le juif vieilli abandonne à ses aïeux de la maigre Palestine les louanges de la pauvreté, et il court à la Bourse et aux lieux où l’on a chance de faire fortune. « Lui, qui a bouleversé le monde par sa foi au royaume de Dieu, ne croit plus qu’à la richesse. » —

  1. Les vrais Riches, par F. Coppée.
  2. M. E. Naville, le Témoignage du Christ et l’unité du monde chrétien, Cherbuliez, 1893.
  3. Voyez l’ouvrage posthume d’Isidore Loeb : la Littérature des pauvres dans la Bible ; Paris, Léopold Cerf, 1894. Cf. Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. III, liv. V, les Anavim.