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marchandise et de débiter leur boniment. Il en a conclu que le mieux est de se construire une chapelle, un sanctuaire au plus profond de son cœur et d’y célébrer soi-même son culte. Il n’est plus retourné au prêche. Il s’est contenté de se promener autour du temple, en écoutant les cloches. Ce sont les seuls prédicateurs qui l’édifient ; il lui semble qu’elles disent : — Sacrifie-toi et perds-toi dans l’inconnu.

Comment les Anglais ont-ils pu adopter une religion née en Asie et si peu faite pour eux ? C’est un mystère. Comment, l’ayant adoptée, l’ont-ils faussée sans s’en douter dans la pratique, et d’où vient qu’elle exerce si peu d’influence sur leur vie et sur l’idée qu’ils se font du bonheur ? Autre mystère. En vérité, je ne vois rien là de si mystérieux, et cette contradiction qui afflige M. Malabari me paraît s’expliquer d’elle-même. Les Anglais pourraient lui répondre qu’une religion transplantée hors de son pays d’origine doit, sous peine de périr, s’adapter à son nouveau milieu ; que ce qui semblait possible sur les bords du Jourdain ne le semble plus sur les bords de la Tamise ; que, selon la lettre de l’Évangile, la perfection consiste à se laisser vivre comme fleurissent les lis qui ne filent ni ne travaillent, et dont l’unique occupation est de rêver aux choses éternelles ; que les sociétés de l’Occident ont toujours glorifié l’effort et le travail ; que saint Paul lui-même, l’apôtre des Gentils, ne vécut pas comme un lis, qu’il faisait des tapis et gagnait laborieusement sa vie ; que ce fut la première infidélité à l’idéal chrétien ; que depuis il a souffert bien d’autres violences, qu’au demeurant le code sacré contient des préceptes et des conseils ; que les préceptes doivent être rigoureusement pratiqués ; qu’il est permis d’interpréter les conseils. M. Malabari est l’ennemi des interprétations, des accommodemens et des casuistes. Et pourtant si le christianisme a sauvé l’Europe, ce sont les casuistes qui ont sauvé le christianisme.

Le véritable idéal chrétien n’a été réalisé que dans les institutions monastiques, et les Anglais, il faut en convenir, sont de tous les peuples le moins disposé à se faire moine. Ces institutions sont si peu conformes à l’esprit de l’Occident qu’à peine fondées, on les voyait dégénérer, se relâcher de la règle, et que de siècle en siècle il fallait les réformer. L’histoire de tous les ordres ressemble plus ou moins à celle des religieuses cisterciennes installées près d’Hyères, dans le couvent de Saint-Pierre d’Almanarre. Les rivages qu’elles habitaient étaient exposés aux incursions des pirates qui infestaient les îles voisines. Un jour leur monastère fut pris d’assaut par les Barbaresques. Pour se rendre hideuses aux yeux de leurs ravisseurs, elles eurent l’effroyable énergie de se couper le nez. Voilà l’âge héroïque des couvens. Le Saint-Siège voulut les soustraire à de si terribles dangers et les obligea de se transporter dans la ville, sous la protection de ses murailles et de ses tours. Leur maison, appelée désormais le monastère de