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enfantines des Aryens et des Sémites, le Coran et sa sagesse un peu courte, mais fortifiante, le Nirvana des Bouddhistes, l’éternelle félicité promise par le Christ à ses disciples, Zoroastre déclarant de sa voix tonnante une guerre sans trêve à la corruption et à l’orgueil de la fausse justice, il a trouvé partout des vérités à sa convenance. Et après tout, peu importe ce qu’on croit, pourvu qu’on croie. Si parmi toutes les religions qui ont parlé de Dieu aux hommes, il en est une qu’il préfère, il n’a garde de mépriser les autres. Elles ont quelque chose de commun, elles s’accordent toutes à enseigner que le sacrifice de soi-même est le secret de la vie parfaite.

Ce qui l’étonne, c’est que le christianisme des Anglais soit si peu conforme à l’esprit de son divin fondateur, et qu’il leur serve non à se juger, mais à s’admirer davantage. Ils croient parce qu’il est bienséant de croire, et quand ils adorent leur Dieu, ces grands inventeurs de machines ressemblent eux-mêmes à des machines rendant grâces à l’habile ouvrier qui les a fabriquées. Il est allé quelquefois dans leurs églises. Il convient que le clergyman dit de fort bonnes choses et que la musique est agréable. Il a été moins content de l’auditoire. Son voisin de gauche sentait le cognac ; telle de ses voisines, prise de somnolence, tenait sans cesse son flacon de sels sous son nez ; des jeunes filles mangeaient des yeux le prédicateur et les chanteurs.

Si le culte officiel a peu d’attraits pour lui, les sectes qui prennent à tâche de ramener l’Angleterre au vrai christianisme lui ont déplu par leur charlatanerie. Il a assisté à la célébration du 25e anniversaire de l’Armée du salut et les vociférations des Salvationnistes l’ont épouvanté. Il eut encore un autre chagrin ; il entendit un capitaine de l’Armée demander à un lieutenant, qui était une fort jolie fille : — « Marie, comment se porte votre sœur ? — Elle va mieux, vous avez fait du bien à son âme. — Ah ! Marie, si je lui ai fait du bien, grâces en soient rendues au Seigneur et à notre général. » M. Malabari a cru s’apercevoir que tout en parlant le capitaine caressait avec quelque vivacité la main blanche du joli lieutenant, et lui témoignait son affection fraternelle avec un peu trop de véhémence. Au sortir de là, il a rencontré dans la rue un marchand forain tenant dans ses mains deux poupées et criant à la foule qui se pressait autour de son tréteau : — « Regardez-les bien ; elles sont nées du même père et de la même mère, ce sont deux jumelles, fruit heureux d’un mariage très légitime. C’est une longue histoire, que je vous conterai un jour. Ladies et gentlemen, elles ne coûtent l’une dans l’autre qu’une demi-couronne. Et quelle taille ! quels bras ! quelles jambes ! quelles chevilles ! Jusqu’au jour de votre mort, vous ne retrouverez pas une pareille occasion. » M. Malabari n’a pu s’empêcher de se dire que ce marchand de poupées et les officiers de l’Armée du salut avaient à peu près la même manière de louer leur