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accoutumé aux yeux humbles et languissans des Orientales, c’est une sensation toute nouvelle que d’être regardé par une Anglaise intelligente et bien née. Ce regard semble dire : « Je suis quelqu’un et mes sympathies ont quelque prix. »

Ce que M. Malabari a le plus de peine à pardonner à l’Anglaise, ce n’est pas l’énorme quantité de nourriture qu’elle est tenue d’absorber chaque jour pour ne pas mourir d’inanition ; c’est son asservissement à de puériles conventions sociales et aux caprices tyranniques de la mode ; c’est l’importance démesurée qu’elle attache à des vanités ridicules qu’une civilisation artificielle convertit en articles de première nécessité. Incapable de se priver de rien, de se retrancher sur rien, elle se fait du bonheur une idée aussi compliquée qu’absurde, et elle le mépriserait si on pouvait se le procurer à peu de frais. Le sien est si coûteux que les filles du peuple, pour en avoir leur part, en sont réduites à se vendre, et que d’année en année les hommes répugnent davantage à se marier. Comment pourvoir à tant de besoins ? comment satisfaire à de si lourdes exigences ?

L’Angleterre est un pays où la pauvreté est à la fois une douleur et un opprobre, où la richesse non seulement excite les plus ardentes convoitises, mais paraît infiniment vénérable. L’Anglais prend en pitié les grimaçantes divinités de l’Inde ; il ne se doute pas que l’adoration du veau d’or est la plus grotesque des idolâtries. Cependant il a adopté et il professe publiquement une religion qui glorifie la pauvreté et la souffrance volontaires. Cette religion est la seule de ses institutions dont il ne soit pas redevable à son climat, car elle lui est venue des pays du soleil. Étrange contradiction ! le Dieu que lui a donné l’Asie lui enseigne que, pour être un vrai chrétien, il faut avoir le cœur humble et porter sa croix, qu’il est aussi difficile à un riche d’entrer dans le divin royaume qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Ainsi parle à ce peuple affairé, musculeux et superbe, le Dieu qui vécut parmi les oliviers et les figuiers de la Galilée ; mais les brumes, les brouillards et les fumées de Londres lui disent : « Défends-toi, soigne-toi, enrichis-toi, gagne le plus d’argent que tu pourras ; il n’y a que cela de solide, le reste est bien peu de chose. »

M. Malabari a un grand respect pour le christianisme, comme pour toutes les religions qui ont bien mérité du genre humain en adoucissant le cœur des forts et en consolant le malheur des faibles. Il pense que, s’il est doux de vivre, il est plus doux d’aimer et encore plus doux de croire ; que la connaissance est un bien mêlé d’amertume, que le doute est « un tonique utile, pris à petites doses » ; que la science est un stimulant ; que la foi seule est un élixir de vie. Il confesse qu’étant né fort curieux, son esprit a traversé bien des vicissitudes, qu’il a eu ses jours de superstition et ses accès de scepticisme. Les légendes