Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Combien d’épées avez-vous dans l’Inde ? Mettons que vous en ayez cent mille. Et quelle est la population de l’Inde ? Elle a, si je compte bien, 200 millions d’habitans. Or, je vous défie de couper deux mille têtes avec une épée, même en imagination. Vous êtes assez avisé pour savoir que le sang coule plus lentement que l’eau. Croyez-moi, mon cher colonel, enfermez votre épée dans une barrique de vinaigre ; cela fera du bien au vinaigre comme à l’acier, et relisez, si vous en avez le temps, les manuels d’histoire qu’on vous fit lire jadis au collège. Ils vous apprendront ce que durent les dominations fondées sur la force. »

La plupart des fonctionnaires anglais que M. Malabari a connus et pratiqués ne sont ni des colonels ni des matamores. Ils ont remplacé l’épée par une inoffensive férule, dont ils ne se servent que dans de rares occasions. Ils ont pour leurs sujets les sentimens d’un bon père de famille pour ses enfans, et ils travaillent à leur éducation en s’appliquant à ménager leur faiblesse, à ne les violenter, à ne les contraindre en rien. M. Malabari a peu de goût pour ces patrons indulgens, dont le sourire exprime une bienveillance mêlée de pitié ; il a cru s’apercevoir qu’il entrait dans cette pitié un peu de mépris. Depuis longtemps il demande aux Anglais de n’accorder aux Hindous que leur dû. Il entend par là qu’ils doivent les traiter en égaux, prendre leur avis avant de rien décider et leur donner accès à toutes les places, à tous les emplois.

Il se souvient que jadis, au temps d’Akbar, il y avait des darbars ou conseils présidés par le Grand-Mogol en personne, et où siégeaient des brahmanes, des musulmans, des disciples de Zoroastre et même des chrétiens, et il affirme que ces darbars s’entendaient à traiter les affaires publiques autant et mieux que les deux Chambres du parlement britannique. L’Angleterre dispense des grâces à ses sujets ; il est de son intérêt de leur accorder des droits. Ne se décidera-t-elle jamais à les admettre dans les conseils de l’empire et au commandement de l’armée ? M. Malabari prétend qu’elle s’en trouverait bien, que cet acte de justice, loin de mettre sa conquête en danger, lui assurerait pour toujours la fidélité de l’Inde. En est-il aussi convaincu qu’il le dit ? Je ne voudrais pas en répondre. Il y a dans l’âme du plus candide des Parsis des profondeurs cachées où la sonde ne peut atteindre.

M. Malabari méditait depuis bien des années de faire un voyage en Angleterre, d’aller étudier les maîtres de l’Inde chez eux. Il les soupçonnait d’avoir, eux aussi, leurs misères, qu’il était désireux d’observer de près. Cependant il avait ajourné plus d’une fois son départ ; il lui en coûtait de quitter son pays, et les voyages ont des hasards qui l’effrayaient. Les sages de l’Inde désapprouvent les pérégrinations lointaines ; ils pensent que la première des vertus est d’être content de son sort, de s’en tenir à ce qu’on a, qu’il est dangereux de remuer son esprit