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semblable, où prennent place des généraux, des secrétaires d’État, quelques gros personnages. Dans l’hémicycle, un Evangile sur un pupitre, une table chargée de pièces à conviction. Derrière la barre, des sièges apportés pour les quelques élus devant qui s’est abaissée la consigne : une quarantaine de personnes, des militaires pour la plupart.

Un appariteur annonce les juges : ce sont, aux termes de l’ukase du 19 août 1878, neuf officiers des divers régimens de la garde, présidés par un général-major. Ce dernier a une figure de vieux colonel français, tannée, grisonnante, comme régularisée par le pli de la discipline. Deux procureurs militaires se partagent la tâche du ministère public. Six jeunes gens, candidats à des emplois dans l’administration de l’armée, s’assoient au banc de la défense ; ils ont été désignés d’office parmi les élèves sortis de l’Académie militaire. Les juges prêtent serment sur l’Evangile, les orthodoxes devant le pope, un luthérien devant un pasteur, un catholique devant un dominicain.

On introduit les « nihilistes » dans le banc, cerné par des gendarmes, sabre au clair. Seize accusés, treize hommes et trois femmes. Des visages hâves, pâles, tout verts de la moisissure des cachots qui plongent sous la Neva, dans la citadelle de Saint-Pierre et Saint-Paul. Quelques figures me frappent tout d’abord par leur caractère : un feu de fièvre anime les yeux ; les traits sont calmes, rigides chez plusieurs de ces hommes. Deux accusent le type juif très prononcé. Les femmes sont laides, avec la physionomie habituelle des filles nihilistes, cheveux négligemment rejetés en arrière, traits écrasés, teint bilieux. Elles portent des robes de laine noire. Les hommes, vêtus de redingotes assez décentes, deux ou trois de vestons, ont l’extérieur de commis de magasin ; rien du moujik russe. Un petit bossu disparait derrière les autres.

Au moment où on les introduit, un rayon de joie illumine tous ces tristes visages. Les compagnons se revoient après de longs mois d’isolement cellulaire, une émotion profonde les secoue visiblement ; ils se précipitent les uns vers les autres, s’embrassent et se serrent chaleureusement les mains. Les nihilistes se tassent dans leur banc, et leurs regards rencontrent, au banc d’en face, les regards des hauts fonctionnaires qui les examinent curieusement. L’opposition de ces deux groupes d’hommes est ce qu’il y a de plus intéressant dans la salle.

Les juges, modestes officiers, disparaissent presque comme des comparses. J’ai là sous les yeux, dans un espace de quelques mètres carrés, les états-majors des deux armées, celle de l’attaque,