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arrêts sont fréquens chez les picaresques espagnols. Lazarille laisse le lecteur au milieu d’un chapitre ; le Buscon de Quevedo ne finit pas. La querelle si bien entamée se termina-t-elle pour doña Catalina, comme à l’ordinaire, par un trop heureux coup de pointe et quelque départ précipité ? Ou plutôt ne fut-ce pas l’ennui d’écrire, le dégoût de vivre et de conter toujours la même vie ?

Quoi qu’il en soit, ses traces se perdent durant quatre années. Nous la retrouvons en Espagne. À la date de 1630, on lit dans un journal manuscrit des choses de Séville cité par Munoz : — Le 4 juillet, la Monja Alferez alla à la cathédrale. Elle avait été nonne à San Sebastian, s’enfuit, passa aux Indes, en 1603, y fut, pendant vingt ans qu’elle y servit, tenue pour castrat, revint en Espagne, alla à Rome où le pape Urbain VIII lui octroya dispense et licence de se vêtir en homme… Le capitaine don Miguel de Echazarreta, qui l’avait jadis menée aux Indes comme mousse, y retourne en qualité de général et l’emmène comme alferez. — Effectivement, à la date du 21 juillet de la même année, au folio 160 du livre de Despacho, l’alferez doña Catalina de Erauso est inscrit comme passager sur la flotte à destination de la Nouvelle-Espagne, par cédule de Sa Majesté.

Enfin, en 1645, le Père fray Nicolas de Renteria, de l’ordre des Capucins, la rencontra plusieurs fois à la Vera Cruz où elle était connue sous le nom de don Antonio de Erauso et faisait, avec quelques mulets et quelques nègres qu’elle avait, des transports de marchandises. Elle conduisit même fray Nicolas et son bagage de la côte jusqu’à Mexico. — Elle était tenue pour un brave sujet, dit le révérend père, de beaucoup de cœur et de dextérité ; vêtue d’un habit d’homme, elle portait une épée et sa dague garnies d’argent. Elle pouvait être âgée de cinquante ans environ, bien bâtie, bien en chair, de visage basané, avec quelques petits poils de moustache.

Et c’est tout. On ne sait plus rien de la nonne alferez doña Catalina de Erauso. Elle disparaît sans retour. Mourut-elle dans son lit, de sa triste mort, comme dit un chroniqueur militaire ? D’aucuns prétendent que son convoi de mules fut attaqué et qu’elle fut détroussée et assassinée par une bande de ces braves gens qui, dès lors, battaient les grands chemins, au Mexique. Son corps fut sans doute jeté dans quelqu’une de ces ravines profondes qui bordent la route de Vera Cruz à Mexico. D’autres croient qu’elle fut emportée par le Diable.

José-Maria de Heredia.