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traîtreusement cette hospitalité en enlevant le veau d’une vache que le saint homme se préparait à sacrifier. Prompt à venger l’injure paternelle, noire héros, vénérable mais brusque, s’empresse de détruire à vingt et une reprises la race des kshatriyas. Il fait tant que, d’après certaines versions de la légende, les guerriers ayant tous disparu, il ne reste aux brahmanes, pour rendre à la terre ses maîtres tutélaires, à l’organisation sociale son indispensable équilibre, d’autre ressource que de s’unir aux veuves des kshatriyas pour faire souche avec elles d’une nouvelle caste noble. Quelle est au vrai l’origine de ce récit ? Reflète-t-il une vaste lutte de classes entre nobles et prêtres ? Cette conclusion m’apparaît, je l’avoue, moins clairement qu’à d’autres juges. Mais il ne vaut point la peine, d’épiloguer. Le conte trahit assurément des uns aux autres, au moins eu certains lieux et à certains momens, des relations fort tendues.

Une domination comme celle que les brahmanes ont conquise, qu’ils ont dû fortifier de siècle en siècle, ne se fonde point sans contestations. Le soin que prennent leurs livres, à toutes les époques, depuis les hymnes védiques, d’établir le dogme de leur supériorité dans les termes les plus forts, les plus extravagans, montre bien qu’il a fallu un persévérant travail pour en assurer le succès. On ajustement fait valoir que toute une série d’hymnes de l’Atharvavéda semble refléter une période, ou au moins des exemples nombreux, de conflits entre brahmanes et kshatriyas. Il est clair d’ailleurs que, de tout temps, le pouvoir dont ils disposaient, comme représentans par excellence de la classe noble, a assuré aux rois vis-à-vis des prêtres une situation que des respects extérieurs et des scrupules religieux ne suffisaient pas à entamer.

Le Çatapatha brâhmana déclare que « rien n’est au-dessus du pouvoir royal (kshatra) ; » il se hâte d’expliquer que, étant produit par l’énergie créatrice du « pouvoir religieux » (brahma), il le doit respecter comme sa propre source ; l’aveu n’en est pas moins limpide. Dans le bouddhisme, la supériorité sociale est volontiers reconnue à la classe militaire. C’est à cause de cette supériorité, nous assure-t-on, que Çàkyamouni a pris naissance dans une famille royale. Pour être de source bouddhique, le témoignage est moins suspect qu’on ne serait enclin à l’imaginer. Le Dhammapada, un livre bouddhique et des plus anciens, des plus autorisés, célèbre le Brahmane dans une suite de strophes éloquentes, le prend et reprend comme personnifiant l’idéal même de la perfection humaine. Du temps du Brâhmana comme du temps du bouddhisme, le régime des castes existe souverainement.