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que la tristesse. Alors l’image reparaît, l’odieuse image dont l’obsession se fait avec le temps plus invincible et la hantise plus cruelle. « Ce qu’elle éprouvait de mystérieusement doux, dans l’intimité la plus scellée, elle l’avait éprouvé avec un autre… Un autre l’avait connue dans toute sa faiblesse, dans sa misère de femme… » C’est cette image évoquée qui pour ainsi dire renouvelle le crime, le perpétue, nous en rend spectateurs et, comme en présence de la chose elle-même, éveille en nous l’instinct de destruction. Quoi qu’il puisse faire désormais, Jacques Halluys méprisera celle qui l’a trompé. Il se défie d’elle ; cette défiance s’étend à tout le passé et elle l’inquiète dans l’avenir. Toutes les joies qu’il a dû jadis à Thérèse lui deviennent suspectes : il voudrait arracher ce qui d’elle est resté dans sa chair. À mesure que s’installe en lui la souffrance, elle s’accompagne d’un besoin de faire souffrir. Il torture maintenant Thérèse de ces questions qu’ils s’étaient entendus d’abord pour écarter. Il lui parle de la faute et de l’amant. L’a-t-elle aimé ? Peut-être l’a-t-elle aimé plus qu’elle ne le dit et plus qu’elle ne le croit. Et peut-être qu’elle l’aime encore. Comment est-elle tombée ? Comment, où, dans quelles circonstances a eu lieu la trahison ? Il veut savoir. Mais plus il la méprise, plus il se sent lui-même devenir digne de mépris. « Sur la pente où ils roulaient il n’y avait rien au bas qu’abîme fangeux et ténèbres louches. Il avilissait Thérèse par ses soupçons, sa jalousie noire, qui scrutait le passé, viciait le meilleur de leurs anciennes joies ; et quand il l’avait avilie par ses reproches, il l’avilissait en outre par son pardon ; il l’avilissait encore plus par cet amour fait d’opprobres qui étreint un être méprisé. » — « Le plaisir que je ressens est affreux, reproche Jacques Halluys à sa compagne de misère, car il est fait d’avilissement et d’ignominie. Ah ! quelle torture ! quel homme as-tu fait de moi ? » Tel est le dernier résultat de cet effort tenté imprudemment pour échapper à la nécessité. En voulant s’élever et s’ennoblir, ils n’ont fait tous deux que préparer leur déchéance. Ç’a été une dérision. C’est le démenti donné par les faits à de belles chimères. Jacques est enfin tombé, peu s’en faut, aussi bas que Tullio.

C’est que le pardon ne s’étend pas aux choses de la chair et qu’il ne saurait être question de lui tant que le lien charnel n’est pas rompu. La charité ne pénètre pas pour les illuminer dans les obscures régions de l’instinct. C’est l’esprit qui pardonne, qui s’humilie, qui se sacrifie ; mais l’instinct ne connaît que la satisfaction de lui-même. Les sens ne pardonnent pas plus qu’ils n’oublient. C’est ici le domaine de la jalousie. de la violence et de la haine. Ce qu’il y a à la base de l’amour, c’est la lutte des sexes. M. Margueritte l’a justement noté dans le passage où il décrit l’attitude des deux amans au réveil qui suivit pour eux la reprise de possession : « Jacques retourna brusquement la tête, devinant que Thérèse éveillée le regardait depuis quelques secondes. Dans ce regard