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« d’atroces agonies, des joies abjectes, des soumissions déshonorantes, toutes les misères, toutes les ignominies de la passion charnelle exaspérée par la jalousie. » C’est alors que, par un retour de fantaisie, il se sent repris de goût pour Juliane. On devine de quelle espèce peut être l’inclination qui le ramène vers la femme longtemps négligée. Lui-même d’ailleurs ne se fait à ce sujet aucune illusion. Afin de surprendre la sensibilité de la jeune femme, il l’a ramenée dans un domaine de campagne, la Badiola, qu’ils avaient habité dans les premiers temps de leur mariage : de tendres souvenirs, une atmosphère amollissante, les enchantemens de la nature lui prêteront leur complicité. Il se représente la scène et sous quelles influences cédera la jeune femme : « C’est après déjeuner. Un petit verre du chablis a suffi pour troubler Juliane qui ne boit presque pas de vin. l’après-midi se fait de plus en plus chaude ; l’odeur des roses, des glaïeuls, des lilas devient violente. Nous sommes seuls, envahis tous deux par un insurmontable tremblement intérieur… » Le plaisir qu’il espère est véritablement un plaisir coupable, et dont il s’efforce par l’imagination d’aiguiser encore la perversité. Car Juliane est souffrante et il se persuade que pour elle la volupté peut être dangereuse. Et il se souvient à propos que longtemps Juliane a été pour lui une sœur. « Afin de rendre plus âpre cette saveur d’inceste qui m’attirait en exaltant ma fantaisie scélérate, je tâchai de me représenter les instans où plus profond avait été en moi le « sentiment fraternel, » où plus sincère m’était apparue Juliane dans son rôle de sœur. » Telle est la comédie qu’il se joue à lui-même, et c’est ainsi qu’il ajoute à son plaisir le ragoût d’un libertinage conscient et réfléchi.

Au lendemain de cette volupté reconquise, il apprend que Juliane est enceinte ; elle s’est donnée à un certain Philippe Arborio ; un enfant naîtra de sa faute. Le désespoir de Tullio est tel qu’on le devine. Que faire pourtant ? Il ne peut s’attaquer à Philippe Arborio qui, atteint d’une maladie de la moelle, est aujourd’hui presque un mourant. Il songe au suicide ; mais l’attachement à la vie est le plus fort. Juliane d’ailleurs proteste qu’elle l’aime et quelle n’a jamais cessé de l’aimer. Tel est au surplus l’empire que la jeune femme a repris sur ses sens qu’il n’a pas le courage de renoncer à elle. Qu’est-ce donc qui les empêche d’être désormais heureux l’un par l’autre ? Et que serait-ce sinon la présence de cet enfant qui sera entre eux comme un remords et un reproche et comme le passé lui-même s’étant mis à vivre pour les humilier et pour empoisonner toutes leurs joies ? C’est donc contre cet enfant que va s’acharner la rage de Tullio. Il essaie de le faire périr dans les entrailles mêmes où s’élabore sa vie. L’enfant naît, il respire, il est bien portant. Mais un soir, Tullio, étant resté auprès de lui, ouvre une fenêtre, l’expose à un courant d’air glacé, appelle sur lui