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sur Aristote. Il y a certes infiniment plus de talent dans une seule leçon de Villemain sur le moyen âge que dans tout l’énorme Tableau de la philologie romane qui se publie actuellement en Allemagne ; mais la valeur des idées de Villemain serait décuplée, s’il avait pu manier ce puissant instrument de travail. Que reste-t-il de l’œuvre historique des siècles précédens ? les ambitieuses études d’ensemble ? non, mais les travaux d’analyse. Lequel a survécu, des savans du XVIIe siècle ? Le P. Daniel ? non ; mais Du Cange.

Présentement, il nous faut exercer cette vertu : savoir attendre. Il faut, se sentant parfois soi-même capable de goût, de critique, de philosophie, se dévouer à des besognes matérielles dont ceux qui viendront tireront seuls des inductions philosophiques et critiques. La pensée fortifiante est qu’on travaille pour l’avenir, pour les points de vue où l’avenir se placera et où, peut-être, il ne se placera pas.

Qu’il me soit permis d’en rapporter ici un exemple admirable et touchant. La légende de Tristan et d’Yseult est une des plus nobles créations du génie celtique et, sans doute, le plus beau drame d’amour qui ait jamais charmé l’esprit des hommes. Empruntée par nos trouvères du XIIe siècle aux harpeurs gallois ou bretons, elle leur a inspiré des poèmes de tout point admirables ; mais il ne nous en est parvenu que de misérables fragmens. En revanche, nous avons conservé un énorme roman de Tristan, en prose, où les antiques traditions ont été délayées. C’est un inextricable tissu d’événemens sans causes ni effets, où se succèdent, toutes semblables, les aventures sottement merveilleuses du Siège Périlleux, de la Cité Vermeille ou du Castel Félon ; où Tristan et Palamède consacrent leur vie à se désarçonner l’un l’autre, sans motif appréciable ; où les chevauchées des chevaliers errans sont si nombreuses et si puériles qu’elles dégoûteraient don Quichotte lui-même. Pourtant, dans ce monstrueux roman, survivent des détritus des anciens récits. Ces inintelligens remanieurs connaissaient l’œuvre, aujourd’hui mutilée ou perdue, de Béroul, de Thomas, de Chrétien de Troyes. Il importait donc d’extraire de ce fatras extravagant ces débris précieux ; faute de quoi, toutes les recherches sur la vieille légende celtique demeureraient timides, hésitantes. Mais qui trouverait le courage nécessaire ? Les manuscrits du roman sont si volumineux qu’il faudrait six mois à un scribe actif pour recopier l’un d’entre eux ; imprimé, il remplirait deux mille pages du format de cette revue. Or, on en a conservé six manuscrits à Londres, un à Edimbourg, trois à Vienne, un à Genève, vingt-quatre à la Bibliothèque nationale ; il convenait de les consulter presque tous, car la plupart