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s’ordonnent, s’enchaînent. Pourtant, après ce dénombrement littéraire, après avoir ainsi fait défiler nos vieux auteurs comme des personnages de frise, il conviendrait de montrer que ce classement unilinéaire n’est pas le seul possible, que chacun des volumes de la Société pourrait entrer dans vingt autres combinaisons, aussi légitimes ; que la plupart n’intéressent pas seulement le lettré, mais, tour à tour, le linguiste, l’historien des institutions et des mœurs, l’historien des traditions populaires, le rythmicien, l’hagiographe.

Par malheur, nul ne saurait présentement déterminer, en toute sûreté, l’importance, grande ou médiocre, de chacun de ces volumes sous chacun de ces aspects. Ces combinaisons, nul ne peut les définir d’avance, en marquer dès aujourd’hui le caractère. Il faut reconnaître les nécessités du temps où nous travaillons, et, pour l’étude du moyen âge, nous n’en sommes aujourd’hui qu’à la période de l’analyse.

C’en est fait du beau et vague syncrétisme de l’époque romantique. Les généralisations, souvent géniales, des Raynouard, des Quinet, des Michelet, sont provisoirement périmées. Vous leur devons la vue générale et incertaine des ensembles ; notre tâche est de la contrôler par la vue distincte des parties. Il nous faut, pour préparer la synthèse future, faire tout le gros œuvre du défrichement. du dépouillement, de l’analyse minutieuse. Il y a cent ans, nos origines littéraires nous étaient aussi peu connues que la littérature du Thibet ; dans cent ans. plus tôt peut-être, nous en posséderons la connaissance intégrale et synthétique ; aujourd’hui, notre science est et doit être fragmentaire ; c’est le règne nécessaire des paléographes.

Plusieurs s’en indignent. Ils en veulent aux médiévistes de s’adresser si rarement au grand public, de s’obstiner sur un labeur obscur, qui semble plus vain que l’oisiveté. Ils raillent ces analyses infinitésimales, ces procédés tudesques de critique, le goût des menus détails, ces monographies excellentes où l’on oublie seulement de mettre des idées.

Sans doute, il est impatientant d’attendre. Sans doute, le monde des idées générales est le seul qui vaille qu’on y vive. Mais encore faut-il que ce monde des idées ne soit pas peuplé de chimères. Il doit être une simple émanation du monde des faits, dont la connaissance intégrale est nécessaire. Cette vérité n’est-elle pas admise du plus humble étudiant, dans les laboratoires de chimie ? Comment les faits humains, infiniment plus complexes que ceux de la nature physique, pourraient-ils se passer de vérifications aussi précises ? On ne saurait pourtant continuer à disserter sur le moyen âge comme le moyen âge lui-même dissertait