Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/882

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la nuit tombante, qui viennent s’aimer dans les cyprès et mêler aux regrets des morts les baisers des vivans. « Kathinka avait pris le bras de Haus, pendant que son mari courait les buissons, comme un chasseur. La nuit avait toute la splendeur des nuits d’été du Nord. A travers les arbres, ils voyaient la vaste plaine et la mer. Le crépuscule s’étendait comme un voile sur les eaux immobiles et rêveuses et le silence était profond, comme si la nature fût morte, dans l’air où flottait l’haleine des tombeaux. Ils marchaient doucement. Kathinka s’arrêta pour lire des inscriptions qui luisaient vaguement dans l’obscurité. Elle les lut tout bas : « Aimée et regrettée » — « Aimée jusqu’à la mort » — « L’amour est l’accomplissement de la loi. » Elle voulut pénétrer dans un enclos, pour déchiffrer les noms, elle écarta les branches ; alors on entendit un bruit dans l’arbre. — Ce sont deux hommes, dit tranquillement Haus. — Ah ! j’ai eu peur ! — dit-elle en mettant les mains sur ses seins qui palpitaient. Elle reprit sa route, près de lui, le cœur battant toujours. Et ils ne parlèrent plus. Ils entendaient toujours aller et venir dans les bosquets ; à chaque bruit, Kathinka sursautait : — Mon amie ! mon amie ! — disait Haus, comme à un enfant. Et la main de Kathinka tressaillit sous la sienne… Baï était debout, au bout de l’allée : — Qui vive ! — s’écria-t-il. Il était indigné et, au sortir du cimetière, il prit Haus par le bras et à l’écart : — C’est un scandale, fit-il, que de telles choses existent ! On profane le lieu saint ! Riœr m’avait prévenu, mais je n’y pouvais croire. Sacrebleu ! ne pas avoir de respect pour le Jardin des morts ! Le diable m’emporte ! on ne peut, seulement s’asseoir sur un banc !

« Haus se sentit la tentation soudaine, irrésistible, de le gifler. » Ils voyagent toute la nuit, pour rentrer au logis. Et le lendemain ils se voient pour la dernière fois ; « Ils descendirent de voiture, à demi morts de fatigue. — Voulez-vous déjeuner avec nous ? dit le chef de gare dans un bâillement ; ils étaient debout sur l’escalier, doré par le matin.

— Merci, dit Haus, il faut que je rentre.

— Comme il vous plaira, répondit l’autre, en bâillant encore. Et il ouvrit la porte de son bureau, les laissa seuls. La bonne était déjà dans la cuisine, avec ses paniers. Kathinka était appuyée au chambranle de la porte, la tête légèrement inclinée sur l’épaule. Ils se taisaient : — Merci pour hier ! murmura-t-elle doucement, en hâte, en lui tendant la main. — Ce n’est pas moi qu’il faut remercier ! — Ce fut comme une explosion. Il prit la main, la baisa deux, trois fois, frénétiquement, avec des lèvres haletantes. Puis il monta en voiture et disparut.

— Que diable est-il devenu ? dit Bai, à la fenêtre.