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et, pensait-elle, d’autant plus agréablement que tous savaient que ce serait Per qui l’épouserait. » Déjà femme ? Oui, et pleinement ; je vous l’ai dit : un joli animal vicieux.

Elle trompe le pauvre diable avec un « jeune monsieur, aux belles moustaches et au sourire aimable. » Coquette, elle lui plaît, et bien qu’il soit nigaud, rougissant et timide, sans trop d’amour, mais par orgueil et curiosité, dominée aussi par la poussée d’un sang chaud, elle lui appartient, elle se donne toute. Bah ! Qu’est-ce que cet incident dans l’éternelle fornication des choses ? Elle n’en est guère troublée, Ane Malene, mais le « jeune monsieur » aux belles moustaches, aux belles manières, imbu d’honnêtes principes, mais Jens Carlstad ? « Il était fiancé, il avait des principes et… bref, il était fiancé. Et il aimait Jenny, il la respectait. C’était une femme supérieure, distinguée, pale, sentimentale ; bonne éducation, du piano, de l’allemand, du français et de l’anglais, le sentiment de la poésie et de la nature, en un mot, telle que devrait être la femme qu’il épouserait. Ane Malene, la pauvre petite, n’était que fraîcheur et santé, — pourtant, il ne savait pourquoi, elle l’égayait, le rendait heureux de vivre… Et Jens Carlstad se sentait très immoralement heureux ! »

Dans ce désarroi de toutes ses habitudes sentimentales et intellectuelles, il se traite de misérable. Mais bien vite : « Non ! il n’était pas un misérable ! Il ne l’avait pas séduite. C’était arrivé inopinément, comme un accident, comme un ouragan, elle était si délicieuse ! trop, trop, mille fois trop délicieuse. Et il oubliait ses principes, il oubliait tout, et ne voyait qu’elle, charmante, ensorceleuse, toute femme, avec un sourire si voluptueusement criminel aux lèvres… Il la voyait à travers un brouillard, une ivresse. Il ne savait pas l’amour si puissant. Personne ne le sait. Ils parlent tous d’un amour intellectuel et moral et d’un amour sensuel et immoral. Malédiction de Satan ! Mais personne n’entend rien à l’amour, car l’amour n’est ni moral ni immoral, l’amour est plus fort que la mort ! » Il est fou, fou de passion et de jalousie. Quand le reprennent ses velléités de vertu, sa maîtresse le bat. Il rompt avec Jenny qui lui envoya, l’innocente ! pour le maintenir dans la bonne route, le Gant de Björnson. Et il revient toujours à son vice, à l’amoureuse qui boit son sang, tue sa conscience, l’enivre d’une volupté mortelle. Et il trouve mille bonnes raisons, il échafaude mille théories pour se justifier, dans l’épouvante de l’abîme qui vient de s’ouvrir sous ses pas et où il se sent tomber. « Peut-être Ane Malene n’était-elle point coupable, puisqu’elle manquait de conscience ? Saint Paul n’a-t-il point établi que c’est la loi qui rend l’homme coupable ? Et les Livres Saints ne disent-ils point que l’amour efface tous les péchés ?… Que lui importait