Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/877

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maladie moderne de l’impuissance et du rêve illimité, qui semblait guérie vers 1840 et qui, sous des formes nouvelles, réapparaît aujourd’hui, y est notée jour par jour, analysée dans toutes ses phases, dans toutes ses manifestations.

Comme Stendhal, comme Flaubert, comme tant d’autres moins illustres, Arne Garborg subit les conséquences de l’abus qu’il a fait de cet esprit d’analyse. Ayant trop souffert de la vie. Il tente de s’enfuir dans le rêve. Son éducation, le milieu qui l’entoure, brisent les ailes de son imagination. Alors il pousse un grand cri d’angoisse et d’anxiété suprêmes ! Il implore la pitié de cet absolu qui règne dans la nuit inconnue, très loin du monde, très loin des hommes, et qu’on soupçonne, mais que nul ne peut connaître.

Les sociétés sont fondées sur des conventions tacites, passées entre ceux qui les fondèrent et ont intérêt à les faire durer ; la vérité morale n’est qu’une vérité obtenue par l’expérience, sans racines dans les profondeurs de la nature humaine, dans les sentimens généreux et forts que nous devrions suivre et que nous laissons proscrire. Il ne faut plus vouloir, car nous sommes dupes ; il ne faut plus penser, car nous ne connaissons rien ; il faut nous laisser entraîner par le courant irrésistible vers le but inconnu, engourdis dans une quiétude humiliante, peut-être, mais certes délicieuse, le seul repos qu’il nous soit donné de goûter. Aussi, mangeons, buvons, faisons l’amour, sans tant épiloguer, sans chercher ni le pourquoi ni le comment. — Telle est la thèse qu’Arne Garborg développe dans les Hommes et qu’il a posée, condensée dans une courte nouvelle intitulée Jeunesse, qui répond à bien des questions.

Ane Malene est un petit animal vicieux et gourmand, plein de grâce et de fraîcheur, sans idées dans sa jolie tête, sans passions ergoteuses dans son cœur. Elle ne suit d’autre loi que celle de ses désirs, que la loi de nature, elle n’écoute que ses instincts. Dès l’enfance, elle manifeste clairement ce qu’elle sera, plus grande, une force poussée du sol, dominant tout ce qui l’entoure. « De préférence, elle allait se fourrer avec les garçons, qui ne s’en plaignaient pas, car elle les amusait toujours. Bientôt elle les gouverna. Peu à peu, la bande, à cause d’elle, fut prise de mélancolie[1]. » Ignorante avec conviction, paresseuse avec système, elle ensorcelle pourtant le maître d’école et le pasteur. Sitôt confirmée, à la fin d’une orgie, elle boit à ses fiançailles avec un rude bûcheron, son camarade, qui l’adore, qu’elle a rendu fou, qu’elle battait autrefois, qu’elle fait pleurer encore aujourd’hui, qu’elle désespérera plus tard : Per Tjœrrend. A peine fiancée, elle le trompe. « Il y avait tant de jeunes gens avec lesquels elle pouvait s’amuser,

  1. Traduction de Jean de Mélhy.