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comme Amiel, en même temps qu’il pense, il se regarde penser. Il voit sa raison surchargée d’une foule d’idées qu’on lui imposa et qu’il n’a pas choisies, idées sur la morale et sur la société, idées sur les hommes et sur Dieu, idées qui l’écrasent. Il ne désirait certes pas ce lourd héritage, lui, fils dégénéré d’une race antique et fatiguée, dont les épaules sont faibles, les énergies chancelantes. Cette pensée qui, tout d’abord, faisait sa joie, l’aidait à triompher d’un cœur trop sensible, bientôt il s’en défie. Il a trop lu, trop observé, trop réfléchi. Sa personnalité, émiettée à toutes les influences qui passent et l’entraînent dans le tourbillon où se perdent en fumée les ambitions, les désirs, tous les efforts humains, échappe à l’étreinte dont il veut désespérément la saisir. Et quelle opinion suivre, de toutes les opinions erronées et contradictoires qui viennent frapper son oreille, quel guide choisir, quelle morale pratiquer ? La morale religieuse, austère et vigoureuse, simple et droite et tranquille, sans hardiesses dangereuses ni espoirs démesurés, la morale qui s’appuie sur la foi, la morale des paysans, inspiratrice des grandes vertus qui font les grandes nations ? Les Etudians paysans nous apprennent que leur vertu n’est faite que de sottise et d’ignorance, leur certitude que de bestiale intolérance, leur simplicité que de dédain brutal pour ce qui fait le charme et la douceur, toute la grâce de la vie. Faut-il donc vivre comme ceux qui entourent la jeune fille de Chez Maman, vivre en famille dans le respect de ce qui paraît respectable, dans la scrupuleuse observance des préceptes sans éclat, mais méritoires, qui chassent le trouble de l’âme, qui assurent le bien-être et la quiétude de l’existence ? Mais cette vertu bourgeoise, elle est la pire, sans héroïsme ni enthousiasme, étroite et monotone, triviale, laide ; elle n’enseigne que l’indifférence et un cruel égoïsme. — Que faire ?

Le psychologue ne s’irrite pas. Arne Garborg n’a jamais connu la colère ; il n’a jamais eu, dans aucune page de ses livres, un cri de révolte ou de fureur contre toutes les ignominies qu’il découvre, qu’il décrit, qu’il analyse avec une impitoyable âpreté. De parti pris, avec une résolution inébranlable, il contient, il fait taire les élans de son cœur. Il raille… Hélas ! sa raillerie s’évanouit dans un sanglot. Son cerveau est las et son cœur est meurtri ; sa raison est en déroute comme l’est aussi l’amour qui l’avait un moment enflammé pour l’humanité triste. Et il écrit les Ames lasses et Paix. Je ne crois pas que, depuis Amiel, on soit tombé aussi avant dans le désespoir intellectuel. Toute la lassitude que ressent, sur le point de mourir, ce siècle prodigieux qui gaspilla tant de vies et brisa tant d’idoles, est condensée dans ces pages brûlantes. Toute cette maladie intense et singulière, cette