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pour dépenser les trésors de cette nature, pour exercer sa bonté, pour souffrir d’autant plus qu’elle serait plus noble ? Elle en meurt, Berg disparaît ? Eh bien, la raison de ces disparitions est le secret de Dieu. Inclinons-nous ! Résignons-nous ! Morale toute chrétienne, à qui pourtant manque la foi dans un au-delà de béatitude ; pessimiste morale de luthérien terrifié ; morale des paysans de Wandrup, mes compagnons de voyage en ce dimanche de novembre, à travers ce terne pays écrasé par le ciel morne !

Ce qui est vrai de la destinée des individus est encore plus vrai de la destinée des peuples. A chacun sa fonction humaine ; cette fonction remplie, il disparaît, fatalement. C’est la grande loi qui régit l’histoire et qu’on n’évite pas, la fatalité éternelle que les anciens avaient éprouvée et qui n’a pas désarmé encore. C’est pourquoi le Dernier Danois sera le dénouement du drame dont Tine est l’exposition, et la sanglante épopée de la disparition d’une nation.

« Quand un garçon part pour Copenhague, dit un proverbe norvégien, sa mère ne doit pas se plaindre s’il lui rapporte sa chemise. » Pour le Norvégien austère, Copenhague est en effet la capitale du plaisir, de la vie théâtrale, de la vie intellectuelle et de l’art. Elle est le terrain neutre où, pour une partie de l’Europe, deux civilisations se rencontrent et se confondent. C’est là que sont éditées la plupart des œuvres d’art des trois pays. Stockholm est une admirable ville, ville d’aristocratie solide et souveraine, antique ; la capitale danoise, plus démocratique, est plus accueillante aux idées nouvelles. Elle est le cerveau toujours en éveil de la Scandinavie. Mais elle paye la rançon de cet honneur. Si les habitans ont le don précieux, le don divin de l’insouciance et de la légèreté ; si sur eux s’est posé quelques instans ce rayon païen qui dore les hommes et les choses et fait rire l’âme ; si leur cordiale exubérance est un défi perpétuel à l’orthodoxe hypocrisie dont ils essaient de s’affranchir ; si, enfin, des pavés de cette cité, puritaine en apparence, monte, certains soirs, une chanson d’ivresse et de joie tapageuse, l’étranger rêveur qui passe se croit environné d’une kermesse immense, emporté dans il ne sait quelle ronde ardente, vers un but inconnu qui, peut-être, est la mort. Sur cette ivresse désordonnée plane une tristesse inexorable qu’on ne voit pas, mais qu’on pressent, une mélancolie poignante qui parfois étreint l’âme et double le prix de chaque minute arrachée au Destin. On ne peut échapper à cette sensation douloureuse ; elle est la raison cachée des suicides, si nombreux dans cette ville de jouissances, et qui se produisent sans raison apparente, sans autre prétexte qu’une lassitude