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de sa maison, revivant sa vie d’autrefois, se demandant comment il a pu aimer cette Tine alors qu’il avait, qu’il a une femme si douce, si tendre, dont le familier souvenir surgit à ses yeux dans tous les coins, de tous les meubles. Et parfois, devant la pauvre martyre qui, anéantie, l’écoute, son esprit, oubliant celle qui est là, pour aller vers l’absente, parle tout haut et dit : « Comme Marie aimait cette place ! » Marie, Marie toujours, sa femme dont la souveraineté, éclipsée un moment, renaît, se ranime, à mesure que la paix et la tranquillité reviennent au logis. Le passé tue le présent ; du cœur de cet homme qui crut un instant à la passion violente et farouche, à la passion idéale, monte comme une vapeur épaisse de réminiscences. L’éducation, vingt ans de vie sociale acceptée, vécue, aimée, l’ont façonné jusqu’à la mort. Et c’est tout cela qu’il crie dans cette lettre à sa femme que Tine l’a vu écrire, et qu’elle dérobe, et qui tue en elle toute illusion. « Tine regarda la date, le 16 avril. Elle tourna la première page, sachant à peine qu’elle continuait à lire. Cette lettre, elle la connaissait, toutes les expressions des lettres d’autrefois s’y retrouvaient, — des lettres que Mme Berg lui lisait jadis. Chaque phrase avait le même accent, à chaque ligne revenaient les mêmes mots tendres, ceux qu’il donnait à sa femme… Et la tête de Tine Bœlling donna lourdement contre la table. Il l’avait prise seulement, prise pour un instant ! »

A-t-elle épuisé toute douleur ? Pas encore. L’armistice rompu, il a fallu recommencer la lutte. Berg est parti, cette fois pour ne plus revenir. Des fuyards apprennent à Tine qu’il a été blessé dans la déroute et laissé sur le champ de bataille. Elle veut le revoir, pour lui arracher un mot de passion suprême, pour recevoir un dernier baiser, triompher de l’absente haïe, maintenant. Elle se lance, sombre et résolue, dans le flot humain qui reflue vers Vollerup, raillée par les uns, repoussée, brutalisée par les autres, n’entendant rien, ne sentant rien, marchant toujours à son but, concentrant, dans un effort ce qui lui reste de vie. Tine marche à la mort, car, de cette dernière épreuve, elle sortira brisée, vaincue, pantelante. Elle le retrouve chez une vieille femme, dans une maisonnette isolée du grand chemin, au fond des champs. « Tine, assise tout près du lit, ne détournait pas ses yeux. — Il se réveille, — dit-elle. Tout son être s’attachait à ce seul espoir, qu’il la reconnaîtrait. Le moribond ouvrit les yeux, son regard se posa sur elle, aussi inerte que s’il se fût posé sur le mur.— Marie ! Marie ! appela-t-il faiblement, donne la main à Herbert, il pleure, il pleure. — Il continua à parler très bas. Les chiens se dressèrent au son de sa voix et se mirent à