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passé près deux… Ils avaient les mêmes pensées. Après avoir passé par la petite porte cachée dans la haie de buis, ils se trouvèrent tout près des bâtimens. Dans le salon, on chantait des couplets au piano. Sur la porte entrouverte de la buanderie, Sophie badinait avec un sergent, et près de la grille, Maren, sans souci, riait très haut, au milieu d’un groupe de soldats, ayant posé à terre ses deux seaux pleins de lait…Berg et Tine se séparèrent. »

Elle ne part pas, lui n’est pas tué. Et huit jours après, l’armée danoise écrasée, fuyant dans l’épouvante, le soir de la débâcle, après avoir vu tout un jour passer les blessés et les mourans au milieu desquels elle l’a cherché en vain, quand elle le retrouve, vivant, plein de désir, elle lui appartient. « Et ce fut au milieu des ruines de son foyer, sous le portrait de sa femme, que Berg assouvit enfin son douloureux, son torturant désir. » Il ne leur reste plus qu’à mourir, car cette passion, née du sol sanglant de la patrie, grandie durant les jours de deuil, arrosée de larmes, nourrie d’angoisses, ne saurait connaître le bonheur. L’armée recule pas à pas, entêtée et furieuse, brûlant ses dernières car touches, enclouant ses pièces. Les dernières pages du roman sont couvertes par l’éternel grondement du canon ; Berg est de ceux qui résistent encore ; il ne vient que pour repartir. Jetant, à la pauvre amoureuse un baiser hâtif, se doutant à peine qu’il a éveillé des sens qui donnaient, ouvert un cœur jusqu’alors fermé, ne pensant plus qu’à la lutte ardente, à sa femme aussi, dont il n’a plus de nouvelles, à son fils qu’il adore.

Un soir d’armistice, Tine l’a vainement attendu ; elle pleure déjà, dans la nuit, quand elle l’entend soudain. « Elle eut un violent soubresaut ; un pas s’approchait, c’était le sien. Elle jeta son châle et, debout au milieu de la chambre, lui sourit quand il entra. Il la saisit dans ses bras, la serra à lui faire mal ; elle dit seulement : — Vous voilà donc enfin ! — Oui, répondit-il en se penchant sur elle, il n’y a pas moyen de dormir… — Cette fois encore, il resta près d’elle, mais, entre eux, tout était bien fini, tout était froid, mort. Il ne trouvait pas de paroles, rien que des caresses, tandis que, glacée, inerte, elle reposait entre ses bras. Les yeux grands ouverts, comme perdue dans la contemplation de cette souffrance dont elle ne devinait pas la cause, — la souffrance de toutes ces heures, — elle murmura tout bas, comme pour implorer un pardon, elle qui avait tout donné et à qui l’on avait tout pris : — Etes-vous fâché ? — Pourquoi ? — demanda-t-il sans comprendre. Mais au milieu de son abattement, la voix de Tine réveilla son désir. » — Courte et fragile accalmie ! Le lendemain, heureux d’être chez lui, échappé à tant de dangers, il fait le tour