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Rentrée chez elle, elle songe à ses amis absens, à ce qu’ils ont été dans sa vie, à tout ce qu’elle leur doit de joie et de soleil. Elle revoit son enfance et sa jeunesse, si mornes, si tristes, entre ces deux vieillards caducs, ses parens, au fond de ce bourg perdu. Elle ignorait l’amour, et son cœur n’a battu que quand les Berg sont arrivés. Ils ont été pour elle les voyageurs d’un pays lointain, qui ont vu le monde, connaissent l’existence et les hommes. Comme elle écoutait quand, aux veillées, l’inspecteur parlait de Copenhague, émettait des idées générales ; comme il lui semblait grand, et supérieur ! Mais, austère et froid, sérieux, il l’effrayait un peu, et elle s’est mise spontanément, avec une fraîcheur d’enfant, à adorer sa femme, ne se doutant pas qu’elle ne l’aimait qu’à cause de lui. Le premier mouvement de son cœur, le premier jour qu’elle les vit, si unis tous deux, si heureux d’être l’un à l’autre, fut une jalousie inconsciente, irraisonnée, mais combien douloureuse ! « Tine, ce soir-là, n’y voyant plus, s’assit à la fenêtre. La soirée était fraîche et pleine de rosée ; un parfum montait des jardins et du cimetière ; on entendait chaque éclat de voix, chaque rire qui s’élevait des champs, chaque son qui sortait des taillis… Une chauve-souris, peut-être un hibou, passa. Le soir s’étendait, silencieux, sur les bois et sur la campagne ; seuls, les buissons qui bordaient le sentier du Paradis remuaient doucement.

« — Tine ! appela Mme Bœlling du bas de l’escalier.

« — Oui, mère !

« Tine tressaillit et tira vivement son mouchoir. Elle avait les yeux humides. En bas, une voix disait :

« — Bonsoir, madame Henriksen !

« — Bonsoir, madame Bœlling !

« Et, de tous les côtés, on entendait un bruit de portes refermées. Le silence régnait sur la place ; l’air était embaumé des senteurs du buis, du sureau et des tilleuls. »

Première mélancolie d’amour, si douce et si légère qu’elle voudrait la sentir encore. Mais les jours sont venus ; la passion a sourdement, dans l’ombre, tracé son chemin à travers son cœur ; la trouée est faite, l’amour peut venir, et la souffrance n’est pas loin.

L’exposition, un peu longuette, est terminée. A ce moment, commence le drame, fleurit l’idylle douloureuse, dans la boue, dans le sang, au bruit du canon et des cris d’agonie.

Il y a orgie à Norup, dans le château du baron manchot. On mange, on boit, l’ivresse monte. On discute les journaux, arrivés à l’instant de la capitale, qui annoncent le triomphe des armes