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frisson du réel. Ce style n’est pas proprement un style, c’est une suite d’impressions, toujours fortes et tumultueuses, qui se jettent d’elles-mêmes, toutes vives, sur le papier, et s’y fixent dans une perpétuelle vibration. Ce qui lui manque, sans plus, c’est la musculature athlétique, contrepoids nécessaire à une nervosité trop grande, exagérée.

Dirai-je qu’en ce roman de Phædra j’aurais voulu une narration plus condensée, moins de hors-d’œuvre et de longueurs ? que la thèse est assise sur une contradiction, et qu’elle eût été bien plus saisissante et concluante, si Ellen, aimée d’un homme jeune et beau, et s’étant donnée à lui, n’eût pas été trahie et cependant fût morte, lasse d’amour, et tuée par des désirs inconsciens ? Elle est une éternelle ennuyée, sans doute, mais ce n’est pas l’ennui, le dégoût de la vie qui l’empêche de savourer le bonheur ; l’ennui ne vient qu’après, il n’est que déterminé, provoqué par un accident. Mais il n’existait donc point avant ? Et cette femme qui, un jour, s’est reconnue condamnée à mourir, eût donc pu vivre ? Alors, à quoi sert au romancier cette hypothèse de l’hérédité, dont il use ? Et quel mal faisait à l’héroïne cette hérédité qui ne l’écrasait plus ? Dans les Revenans, la théorie, contestable ou non, est poursuivie avec une sévérité inflexible ; l’œuvre est un théorème, émaillé de merveilleux incidens. Dans Phædra, il y a théorie encore, mais incertaine, mais mal indiquée, mais mal démontrée… Je m’arrête, me bornant à dire que le roman, roman incomplet, illogique même et trop chargé d’incidens et de tendances, est plein de morceaux de haute allure, de haute couleur.


III

Phædra, comme Races sans espoir, était une œuvre intime, dans laquelle l’auteur avait versé sa personnalité entière, sentimens, souffrances, opinions. Avec Tine, il abandonne le roman d’analyse, il aborde le genre impersonnel et purement plastique. Il peint à la fresque, groupant les événemens dans un décor plus vaste. L’ensemble, ici, domine le détail. C’est de l’art matérialiste.

Il a lu Zola. Comme Zola, il pose, planant au-dessus de la portion d’humanité qu’il étudie, un symbole dominant, la guerre dans Tine ; il analyse la portion des âmes qui se trouve affectée, transformée par ce symbole. Il ne voit pas un homme, il voit les hommes, ou plutôt, il voit l’action humaine. Les effets qu’il obtient par ce procédé peuvent se comparer aux reflets d’un incendie, la nuit, sur le visage de ceux qui sont près du sinistre : une partie est dans l’ombre, une partie éclairée, mais d’une lumière particulière,