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but. L’homme n’est pas fait d’avance, il se fait : c’est le propre de sa nature que de pouvoir toujours ajouter à sa nature.

C’est ce qui explique, quoi qu’en disent les fanatiques de l’hérédité, la puissance de l’éducation. Non qu’elle puisse changer le tempérament physique ou même psychique, mais elle peut en tirer, s’il est d’ailleurs normal, tout le bien qu’il est capable de fournir selon sa nature. La goutte d’eau a beau agir faiblement et superficiellement, elle use l’obstacle. L’action de l’intelligence est toujours répétée ; quand elle n’a pas du premier coup l’intensité, elle y supplée par la durée. Les particularités du tempérament et de la constitution ne servent que de matière à la réaction « informatrice » de l’intelligence, qui finit par tout orienter en vue de certaines fins. Et comme la plupart de ces fins, au lieu d’être indifférentes, ont une valeur morale, le caractère apparaît, à ce point de vue supérieur, comme un ordre de finalité, ou, selon le mot d’Emerson, « un ordre moral », introduit dans la nature d’un individu par la réaction de sa volonté intelligente.

La morale n’exige pas que chaque personne soit semblable à toute autre et agisse précisément de la même manière ; elle demande que chacun cultive son caractère propre et l’améliore dans la mesure de ses capacités. Il y a en nous un thème donné, qui est notre constitution physique et mentale ; mais que de variations sur ce thème, les unes harmonieuses, les autres discordantes ! Et nous pouvons modifier le thème lui-même, bien plus, l’instrument. Le violon d’un grand maître acquiert du prix entre ses mains et se façonne à son image : à nous, de faire vibrer notre nature selon les plus hautes harmonies et de la rendre elle-même harmonieuse.

La théorie de Schopenhauer et de ceux qui l’ont suivi n’irait à rien moins qu’à déclarer l’inutilité de la morale, excepté pour les gens médiocres ; ceux qui sont fortement trempés n’en auraient pas besoin : elle ne serait bonne que pour les « amorphes » et les « instables ». Nous pensons, au contraire, qu’elle est nécessaire pour tous et qu’une intelligence des choses morales et sociales très développée, en permettant l’évolution continue du caractère, permet un progrès croissant de la moralité même.

Les partisans de Schopenhauer, niant l’influence des idées sur le monde, rappellent que bien des hommes mettent en désaccord leur activité et leur intelligence. « On pense d’une manière et on agit d’une autre ; on écrit de beaux traités de morale que l’on ne pratique pas. » Certes, ces choses-là se sont vues ; mais, de ce que l’intelligence n’est pas à elle seule omnipotente, de ce que la passion peut contre-balancer son action, il n’en résulte