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étant un organisme dont nous sommes les membres, si le grand corps est plus ou moins vicié ou, au contraire, plus ou moins sain, nous sommes comme les cellules nourries par un sang plus ou moins riche, qui prospèrent ou déclinent avec le corps entier. Il y a cependant, entre la cellule soumise au réflexe et l’homme capable de réflexion, cette capitale différence que la cellule ne peut réagir avec conscience contre les influences délétères, tandis que la volonté intelligente juge autrui, se juge elle-même, et agit en conséquence de ses jugemens.

Dans son intéressante étude sur le caractère de Darwin[1], M. Paulhan a essayé de montrer sur le vif comment se développent ou s’atrophient certaines parties du caractère par l’effet du milieu social, du milieu matériel, de la santé, de l’âge, etc. Il y a là, en effet, un ensemble d’ « associations systématiques » et d’« inhibitions systématiques » qui aboutit à fixer enfin chez l’individu tel type d’esprit, non tel autre. Darwin n’est d’abord qu’un écolier ordinaire, qui apprend beaucoup plus lentement que sa sœur. Il manifeste seulement un goût inné des collections, coquilles, timbres-poste, médailles, minéraux : il range tout par ordre. Son imagination, qui était grande, le porte à inventer des mensonges de propos délibéré et toujours pour le plaisir de faire sensation : il se vante à un de ses camarades de produire des primevères de teintes diverses en les arrosant avec des liquides colorés. « Fable monstrueuse, dit-il : je n’avais jamais expérimenté la chose ! » Plus tard, cependant, la pensée scientifique ayant maîtrisé l’imagination, il deviendra tellement sincère et scrupuleux qu’il passera vingt-deux ans de sa vie à développer, à critiquer, à rédiger l’Origine des espèces. Son imagination n’en subsistera pas moins, mais, au lieu d’inventer des fables, il inventera des expériences ou des doctrines. Au collège, il apprend difficilement les langues, ne peut arriver à faire des vers latins, s’éprend pourtant d’Horace, éprouve une satisfaction intense aux démonstrations d’Euclide. Amoureux des promenades solitaires, si propices aux réflexions profondes, il se laisse un jour tomber d’une hauteur de sept à huit pieds de long d’un chemin sans parapets. Il continue de collectionner les minéraux, mais sans but scientifique. A dix ans, il s’intéresse beaucoup aux insectes et se décide presque à former une collection de ceux qu’il trouvait morts, car, dit-il, « après avoir consulté ma sœur, j’arrivai à la conclusion qu’il n’était pas bien de tuer des insectes pour l’amour d’une collection. » Il commence des études de médecine :

  1. L’Activité mentale et les élémens de l’esprit. Alcan, 1887.