Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et ses deux pôles sont moi, autrui ; or cette polarisation se retrouve nécessairement dans la volonté. Mais elle n’aboutit pas, chez tous, à un même équilibre, à une même aimantation de la boussole intérieure. Il y a des volontés orientées surtout dans le sens du moi, d’autres dans le sens du non-moi. Ici encore reparaît l’empire de l’intelligence. Par cela même qu’un être est doué de cette faculté, il sort, toujours plus ou moins de son moi, tout au moins en pensée, pour concevoir d’autres êtres et, qui plus est, l’ensemble de tous les êtres. L’impersonnalité ou, comme disent les philosophes, l’objectivité est la caractéristique même de l’intelligence. Dès que nous pensons, nous sommes ouverts au dehors, nous ne sommes plus une monade sans fenêtres : la société et l’univers entrent en nous de toutes parts. Or, à ces idées plus ou moins impersonnelles sont nécessairement attachés des sentimens, à ces sentimens sont attachées des impulsions qui, dans une certaine mesure, nous en lèvent à nous-mêmes. Un être inintelligent ne pourrait être vraiment désintéressé.

De là la grande division, à la fois psychologique et morale, des volontés égoïstes et des volontés « altruistes ». Au reste, ce n’est qu’une question de mesure : de purs égoïstes, comme de purs altruistes, il n’en saurait exister. Un caractère vaut par le degré d’universalité qu’il enveloppe. Napoléon disait un jour à Rœderer : « Moi, je n’ai pas d’ambition, » puis se reprenant, et avec sa lucidité ordinaire : « Ou, si j’en ai, elle m’est si bien naturelle, elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire[1]. » Ce que Napoléon disait de son ambition, il faudrait que nos âmes, éprises de la vérité et du bien, pussent encore mieux le dire de leur amour désintéressé. Le plus haut développement de la nature humaine est celui où le cœur, s’ouvrant avec la pensée, s’égale à l’infini.

L’intelligence ne met pas seulement la volonté en relation avec le monde des idées, mais encore avec le monde des hommes. Il en résulte un ensemble d’actions et de réactions sociales qui, par l’intermédiaire des pensées, s’étendent aux volontés mêmes. Les grands modificateurs de notre caractère, ce sont les caractères des autres. L’influence du milieu social est plus forte encore que celle du milieu matériel : il y a un air ambiant que l’homme respire parmi ses semblables et en dehors duquel il ne peut pas plus vivre qu’en dehors de l’atmosphère. La société

  1. M. Paulhan, les Caractères, p. 152.