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des raisons de sentiment, « transporte les montagnes ». Mais le doute paralysant n’est pas un signe de vraie et définitive supériorité intellectuelle. Si un peu de science éloigne de l’action, beaucoup de science y ramène. Une intelligence supérieure deviendra, il est vrai, indifférente à une foule de petites questions qui passionnent les esprits vulgaires, mais ce sera pour reporter sa passion sur des objets plus dignes. Un grand esprit ne saurait aboutir à voir toutes les idées et toutes les actions sur le même plan : il en saisit nécessairement la valeur relative et la hiérarchie. Il finira donc toujours par voir ce qu’il importe de faire. Les intellectuels ne sont indécis que quand ils ne sont pas encore assez intelligens et que les problèmes pratiques demeurent pour eux sans solution déterminée. En fait, tout problème a une solution ; si vous ne la voyez point, ce n’est pas par excès, mais par manque de science. Là où votre intelligence hésite et s’arrête, une intelligence plus puissante passera outre et prendra parti. Les esprits dilettantes, si tiers de leur supériorité prétendue, sont en réalité des esprits à courte vue et sans pénétration, ils croient avoir beaucoup d’idées parce qu’ils ont des idées superficielles sur un grand nombre d’objets, dont pas un seul n’a été approfondi. Ils sont riches en idées pauvres.

L’analyse, une des opérations fondamentales de l’intelligence, peut, elle aussi, avoir une action dissolvante et paralysante. Stuart Mill l’avait remarqué sur lui-même. Et aussi Maine de Biran. Ce dernier, si habitué à s’analyser, en vint même un jour à se demander « si la coutume de s’occuper spéculativement de ce qui se passe en soi-même, en mal comme en bien, ne serait pas immorale », tandis que l’examen de conscience pratique serait au contraire moral. Il compare la scène changeante du théâtre intérieur à celle de l’histoire, : le spectacle est si attachant qu’on oublie de juger et qu’on serait bien fâché d’y rien changer. C’est ce que plus tard Renan mettra à la mode. Une curiosité toujours en éveil tourne à l’indulgence du scepticisme, qui finit par tout comprendre et tout absoudre : « L’instruction spéculative tirée du vice même, conclut Biran, familiarise avec sa laideur. Il ne faut pas croire que tout soit dit, quand l’amour-propre est satisfait d’une observation fine ou d’une découverte profonde dans son intérieur. » La dissection du moi est devenue, de nos jours, le passe-temps malsain des impuissans. Trop de retour sur soi peut produire la stérilité : il n’y a de féconds que ceux qui s’oublient eux-mêmes pour se donner à autrui.

L’impuissance de l’intelligence à mouvoir la volonté n’a pas toujours des raisons purement intellectuelles, tirées de