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des hommes de pensée forte, elle est très apte à se perdre par manque d’usage. Les esprits les plus élevés sont probablement ceux chez qui elle n’est pas perdue, mais subordonnée et prête pour les occasions favorables. » Au reste, le pouvoir de représentation visuelle est remplacé et suppléé par d’autres modes de représentation, auditifs ou moteurs ; si bien que, selon M. Galton, des hommes qui déclaraient ne rien voir avec les yeux de l’esprit, peuvent cependant faire des descriptions bien vivantes de ce qu’ils ont vu. « Ils peuvent même devenir peintres du rang des peintres de l’Académie royale. » — « Je suis bon dessinateur, dit le philosophe W. James, et je prends un vif intérêt aux peintures, statues, etc. Mais je suis un très pauvre visuel, et je me trouve souvent incapable de reproduire devant les yeux de mon esprit des tableaux que j’ai examinés avec un soin extrême. »

Chez l’intellectuel abstrait, les idées s’associent uniquement selon leurs rapports mutuels et leurs affinités logiques ; chez la plupart des esprits, elles s’associent encore selon leur rapport à la sensibilité et à la volonté, selon leur affinité avec le caractère tout entier et aussi avec la disposition du moment. Dans les seules qualités intellectuelles de Bacon, dit Bain, il n’y avait rien qui pût faire de lui un misanthrope ; mais, étant donné l’état particulier de ses sentimens, son intelligence devait être retenue et absorbée par la misanthropie. M. Paulhan a remarqué que Darwin, qui cependant fut malade toute sa vie, tira une conception optimiste de ses théories sur la concurrence vitale et la sélection naturelle : cet univers où l’on s’entre-dévore lui paraissait organisé pour le mieux. C’est que l’optimisme et le pessimisme sont des croyances invérifiables sur l’ensemble des choses. Mais, plus les vérités sont abstraites et objectives, comme celles des mathématiques, moins elles diffèrent d’un esprit à l’autre. Les esprits, au moment où ils pensent la coïncidence des triangles égaux, coïncident eux-mêmes entre eux.

Goethe est un des rares exemples de la réunion d’une intelligence abstraite avec une puissante intelligence imaginative. Il avait beau être d’un tempérament trop placide et trop peu affectueux, le développement considérable de son imagination, joint à celui de sa pensée philosophique, en fit cependant un grand poète. C’est qu’on lui l’imagination se passionnait et la passion devenait imaginative. Durant sa vie entière, raconte-t-il, il fut porté « à transformer en figure, en poème, tout ce qui lui causait de la joie où du tourment, tout ce qui l’occupait à un autre titre. » A l’en croire, « la mission du poète est la représentation. » Cette représentation est parfaite lorsqu’elle rivalise avec la réalité. « La