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mon sujet. Qu’il me soit permis seulement, puisque l’occasion s’en présente, que nous sommes dans le pays de Didon, et que nous ne pouvons nous dispenser d’y relire le quatrième chant de l’Enéide ; qu’il nous soit permis de résumer, en quelques mots l’impression que nous laisse cette merveilleuse poésie et l’idée que le poète a voulu nous donner de la fondatrice de Carthage.

Lamartine raconte que, dans son voyage d’Orient, il passa devant la côte d’Afrique, et qu’il salua Carthage de loin. Lui aussi ne put s’empêcher de songer à Didon, comme tout le monde ; mais, le croira-t-on ? ce fut pour la plaindre et la venger de l’injure qu’elle avait reçue de Virgile. « Virgile, dit-il, comme tous les poètes qui veulent faire mieux que la vérité, l’histoire et la nature, a bien plutôt gâté qu’embelli l’histoire de Didon. La Didon historique, veuve de Sichée et fidèle aux mânes de son premier époux, fait dresser son bûcher sur le cap de Carthage, et y monte, sublime et volontaire victime d’un amour pur et d’une fidélité même à la mort ! Cela est un peu plus beau, un peu plus saint, un peu plus pathétique que les froides galanteries que le poète lui prête avec son ridicule et pieux Enée et son désespoir amoureux, auquel le lecteur ne peut sympathiser. » Il est plaisant d’entendre parler avec ce sérieux de la vérité historique d’une légende, et c’est une erreur de goût singulière de traiter de « froide galanterie » une peinture de l’amour si vraie, si simple, si profonde. Cependant la boutade de Lamartine soulève une question intéressante : pourquoi Virgile a-t-il représenté Didon amoureuse ?

Nous pouvons être sûrs qu’il doit être le premier, ou l’un des premiers, qui se soit avisé de le faire. On sait que l’amour n’avait d’abord, dans la littérature des Grecs, qu’une très petite place, et qu’il n’y a pris qu’assez tard l’importance qu’il a gardée. Cette innovation dut soulever de vives colères parmi les partisans des vieilles maximes. Aristophane reproche très durement à Euripide le goût qu’il a « pour les Phèdres impudiques », tandis qu’il félicite Eschyle « de n’avoir jamais chanté les amours d’une femme ». Mais ces protestations durent être fort peu écoutées. Outre le plaisir que le public prenait à la peinture de ce sentiment, il n’y en avait pas qui fournît une matière plus riche, plus variée, plus flexible, à l’art du poète. Sur cet attrait d’un sexe vers l’autre, qui est un instinct simple et à peu près semblable chez tout le monde, l’homme greffe tant de choses qu’il lui donne à chaque fois un caractère nouveau et personnel. Cette passion, qui paraît la plus naturelle de toutes, est celle peut-être où il entre le plus de convention et de mode, car, si le fond ne change guère, elle est susceptible de prendre les aspects les plus différens selon les temps