Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/778

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donnera l’idée de toutes les autres : « A la dame Tanit, face de Baal, et au seigneur Baal-Hammon, vœu fait par Asdrubal, fils d’Hannon, parce qu’il a entendu la voix de la déesse. Bénédiction sur lui ! » Cette ; Tanit était la grande divinité de Carthage. Virgile l’appelle Junon, d’autres l’identifiaient avec Diane ; le plus souvent, pour ne pas se compromettre, on l’invoquait sous le nom de Virgo cœlestis. C’était une déesse lunaire, et voilà pourquoi on dit qu’elle est la face ou l’image de Baal, qui est le soleil. Ceux qui ont élevé ces stèles appartenaient à toutes les classes de la société carthaginoise ; il se trouve parmi eux des suffètes, c’est-à-dire les premiers magistrats de la ville, et les plus humbles ouvriers, des menuisiers, des serruriers, des tisserands. Le bourreau lui-même a tenu à exprimer sa reconnaissance à la déesse, « qui a daigné lui faire entendre sa voix », comme à tous les autres. Il est probable que la cour du temple de Tanit contenait tout une forêt de ces petits monumens. M. de Sainte-Marie, à lui seul, en a recueilli plus de quatre mille, et la moisson n’est pas finie. Ils doivent être d’époque assez différente, mais tous sont antérieurs à la prise de la ville par Scipion, puisqu’ils sont écrits en punique. Quand on en parcourt l’interminable série dans le Corpus des inscriptions sémitiques, on peut trouver qu’ils ont bien peu d’importance et qu’ils sont d’une monotonie fastidieuse. Cependant, comme nous sommes sûrs qu’ils viennent directement de la vieille Carthage, ils nous remettent en communication avec elle ; s’ils ne nous font pas pénétrer profondément dans cette civilisation inconnue, ils nous aident au moins à l’entrevoir, ce qui est un grand avantage.


III

M. Perrot fait remarquer que les Phéniciens, qui ont inventé l’écriture, en ont fait bien peu d’usage pour leur compte. Carthage n’a pas produit de grands écrivains, comme la Grèce ou Rome, pour raconter son histoire ; aussi la connaissons-nous très mal. De sa longue existence, qui dut être fort agitée et mêlée de fortunes très diverses, c’est à peine si l’on a retenu quelques incidens ; par exemple on sait, — ou plutôt on croit savoir, — comment elle est née et comment elle a péri[1].

La fondation de Carthage par bidon n’est qu’une légende, dont on ne s’occuperait guère, si elle ne nous avait été transmise par Virgile. La popularité que l’Enéide lui a donnée montre à quel

  1. J’y pourrais joindre la guerre des mercenaires, que Polybe nous a racontée et qui l’ait le sujet du roman de Flaubert. Quant aux. guerres puniques, ce que nous en savons le mieux c’est la part que les Romains y ont prise, et par là elles se rattachent plus directement à l’histoire romaine qu’à celle des Carthaginois.