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rivages, possédant les flottes les plus nombreuses et les mieux armées qu’on eût jamais vues, ils furent pendant quelque temps les maîtres de la mer. Voilà certainement une grande destinée, et il y a bien peu de peuples qui aient laissé un nom aussi glorieux dans l’histoire. — De cette grandeur, de cette puissance, de cette gloire, voyons ce qui reste.


II

Entre le lac de Tunis et celui de Soukara, le long de la mer, à peu de distance du rivage, une petite colline s’élève de 65 mètres environ. Elle est, depuis plus de cinquante ans, une terre presque française, le bey Ahmed en ayant cédé une partie au roi Louis-Philippe, qui fit construire sur le plateau la chapelle de Saint-Louis. Derrière la chapelle, en face de Tunis, le cardinal Lavigerie a bâti son immense cathédrale, qui domine tout le pays. Cette colline, qui n’est plus occupée que par des églises, et qu’habitent seuls quelques moines, porte un nom illustre : elle s’appelle Byrsa ; c’était l’Acropole, c’est-à-dire le centre et le cœur, de la vieille Carthage.

La vue dont on jouit de Byrsa est merveilleuse ; elle a fait de tout temps l’admiration des voyageurs. Chateaubriand l’a décrite dans une des pages les plus brillantes de son Itinéraire. Beulé déclare que « ni Rome, ni Athènes, ni Constantinople, n’ont rien qui la surpasse et qu’il n’a vu nulle part un horizon aussi grandiose ». Pour s’arracher à cette contemplation, il faut faire un effort sur soi-même ; ce n’est pas sans peine qu’on oublie ce qu’on a sous les yeux et qu’on revient au passé.

Soyons sûrs que les Phéniciens se sont fort peu préoccupés de la beauté du site en se fixant sur cette plage ; — ces marchands n’étaient pas des poètes ; — il leur fallait, pour s’établir quelque part, y trouver des avantages plus solides. Polybe, qui les connaissait bien, nous laisse entendre les motifs qui les ont décidés. Je relis, du haut de Byrsa, la description qu’il a faite de Carthage et je prends plaisir à en vérifier sur les lieux l’exactitude. Il nous parle d’abord du golfe au fond duquel la ville est située. Ce golfe, que forment d’un côté l’ancien promontoire d’Apollon et de l’autre de hautes montagnes, dont les dentelures élégantes se découpent dans le ciel, va peu à peu en s’élargissant, comme pour conduire par degrés les navigateurs des eaux tranquilles du lac jusqu’à la haute mer. Dans ce cadre admirable, la Méditerranée me paraît plus belle, surtout plus attirante que je ne l’ai vue nulle part ; jamais je n’ai mieux compris que devant cette nappe bleue, qui vient caresser le rivage, ce qu’un poète latin appelle « les