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ils furent, avant les Grecs, la grande race commerçante de l’ancien monde. Il semble bien que ce soit par eux qu’aient commencé ces échanges des nations entre elles, qui sont le début et la première aurore de la civilisation[1].

Ils ont fait de grandes choses, mais il importe de remarquer qu’ils ne les ont pas toujours faites par une sorte d’instinct et de génie naturel ; la nécessité les y a souvent forcés. Comme ils n’occupaient qu’une bande de terre fort étroite, entre le Liban et la mer, leur population s’étant bientôt accrue, la vie leur devint difficile sur ce territoire resserré. Il ne fallait pas songer à s’étendre vers les montagnes, qui sont âpres et rocheuses ; mais la mer leur était ouverte, et ils prirent leur élan de ce côté ; c’est donc leur situation même qui a fait d’eux des navigateurs. Sages comme ils étaient, ils ne durent s’enhardir que par degrés. Il est probable qu’ils commencèrent par courir les côtes voisines ; de là il leur fut facile de s’aventurer dans l’archipel semé d’îles, en passant d’une grève à l’autre ; enfin, l’expérience les ayant rendus plus habiles et plus hardis, ils se confièrent aux flots sans rivages.

En osant un peu, ils étaient sûrs de gagner beaucoup, et c’est ce qui les rendit entreprenant. A une époque où les nations ne se connaissaient guère et ne communiquaient pas ensemble, le métier de ceux qui servaient d’intermédiaires entre elles devait être très profitable ; on faisait de beaux bénéfices à porter ainsi les produits d’un peuple à un autre. Mais voici ce que le commerce des Phéniciens présente pour nous d’intéressant : ils ne se bornèrent pas à pourvoir aux nécessités réelles, qu’il faut à tout prix satisfaire, comme la nourriture et le vêtement, ou à fournir les métaux utiles, l’argent, l’étain, le fer, à ceux qui en étaient privés ; ils spéculèrent sur d’autres besoins, qui ne sont guère moins impérieux, ceux qui naissent de la curiosité et de la coquetterie. Ils devinèrent ce désir ardent, qui se trouve même chez les barbares, de parer leur personne et d’embellir leur demeure, de posséder des objets que la rareté de la matière et la difficulté du travail rendent précieux, et ils essayèrent de le contenter. Ils avaient précisément dans leur voisinage les deux pays les plus anciennement civilisés du monde, l’Egypte et l’Assyrie, rien ne leur fut plus facile que d’aller y chercher les objets d’art qu’ils pensaient devoir plaire et de les colporter dans le monde entier. Au bout de quelque temps, ils

  1. Dans tout ce que je vais dire des Phéniciens je ne ferai guère que résumer le troisième volume de l’Histoire de l’art dans l’antiquité de MM. Perrot et Chipiez. On ne saurait suivre un meilleur guide. Les étrangers eux-mêmes proclament, que cet excellent ouvrage est à la fois le plus savant et le plus intéressant qui existe en Europe sur cette matière. M. Perrot entre cette année dans le cœur de son sujet ; il entame l’histoire de l’art grec.