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plusieurs auxquels j’ai entendu déclarer qu’ils affermeraient volontiers leurs terres pour le simple montant de l’impôt ; je dois ajouter du reste que, lorsqu’on les a pris au mot, aucun d’eux n’a paru disposé adonner suite à cette offre. Cependant, la propriété urbaine étant en progrès, rien ne serait plus juste que de mettre à sa charge un certain nombre des millions qui frappent les propriétés rurales les plus grevées.

En fait de réformes, il en est de gratuites, qui ne sont pas pour cela moins intéressantes : de ce nombre a été, la semaine dernière, l’adoption en première lecture, par le Sénat, d’une proposition, vieille bientôt de onze années, conférant aux femmes commerçantes le droit électoral pour les tribunaux de commerce. Aux termes de la loi de 1867 le droit d’élire les juges consulaires était attribué à une série de commerçans, dits notables, qui se recommandaient « par leur probité, leur esprit d’ordre et d’économie ». Il eût été facile de leur adjoindre les commerçantes en qui l’on n’eût pas eu de peine à retrouver ces trois qualités. Mais il n’en fut pas question, et aucune réclamation ne se produisit.

En 1883 le droit de vote ayant été attribué, par une nouvelle loi, à l’universalité des patentables, les commerçantes le réclamèrent à leur tour. Elles vont bientôt le posséder. Assimilées complètement aux hommes pour tous les actes de la vie commerciale, soumises aux mêmes charges, n’était-il pas juste qu’elles jouissent en retour des mêmes avantages, y compris celui d’élire les juges chargés de statuer sur leurs litiges ? L’avantage, à dire vrai, n’est pas énorme ; la preuve c’est le grand nombre des abstentions que l’on constate en province, sauf dans la localité même où siègent les tribunaux, de la part de ceux qui ont le droit de prendre part à ce genre de scrutin. Mais le préjugé contre les droits des femmes est si grand chez certains hommes politiques qui se disent, qui se croient libéraux, que le rapporteur, M. Jean Macé, en plaidant avec chaleur la cause de ses clientes, a cru nécessaire au succès de bien spécifier qu’à son avis la loi proposée ne saurait constituer un précédent pour le jour où l’on réclamerait, en faveur des femmes, l’électorat politique. Et pourquoi pas ?

Pourquoi donc les femmes demeureraient-elles à jamais inférieures aux hommes, privées de la plupart de leurs droits civils et politiques, lorsqu’elles sont soumises à tous leurs devoirs, à la seule exception du service militaire personnel, et lorsqu’elles possèdent, sauf les aptitudes spéciales des coltineurs et des hercules forains, tout l’ensemble des qualités du sexe fort ? En vertu de quel archaïque principe des sociétés qui nous ont précédés, cet état de choses, que la saine raison n’approuve pas, est-il destiné à se perpétuer toujours ? Le monde ancien ne concevait pas l’humanité sans l’esclavage ; pourtant l’esclavage a disparu, au plus grand honneur du monde moderne ; je suis convaincu, pour ma part, que le XXe siècle verra la transformation du rôle de la femme, dans les mœurs et dans les lois.