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il attaque son histoire, avec quelle adresse il la renoue quand on l’interrompt, avec quelle assurance il l’impose tantôt à l’admiration, tantôt à l’incrédulité de ses auditeurs. Un peu plus loin, le petit chœur : Laissons à nos amoureux tout le temps d’être heureux, vous séduira sûrement par sa couleur et par l’originalité de sa mesure à neuf temps ; presque autant que le duo de Jacquemin et de Marie-Anne au premier acte, et, par des qualités analogues, le duo de Jacquemin et de Janik vous enchantera. La mélodie encore y circule, sans grand éclat comme toujours, sans beaucoup d’apparence même, vive et fraîche pourtant, ainsi qu’un ruisseau courant sous l’herbe. Coquet et spirituel est le premier motif, et jusqu’à la fin le musicien le traite avec ingéniosité. Le second est délicieux. — Dites-moi, demande Janik,


Dites-moi, mon cousin, pendant les nuits désertes…


C’est une chose deux fois charmante, en poésie et en musique, que cet interrogatoire. La voix de Janik monte, accentuant de plus en plus ses tendres reproches, et sur la progression mélodique un accompagnement en batterie régulière et douce semble étendre de nouveau la brume des soirs passés et des ciels lointains, où la jeune fille souhaite de s’entendre dire que son image autrefois a flotté.

Délicat mélodiste, l’auteur du Flibustier est aussi un harmoniste distingué. Il sait le secret des combinaisons heureuses et des accords qui chantent ou qui parlent, qui disent quelque chose enfin. Il ne les complique pas à plaisir et jamais il ne les surcharge. Il revêt la mélo die d’un vêtement aisé, qui l’étoffe au bleu de l’étouffer. Certaines pages du premier acte : les deux beaux monologues de Marie-Anne, la petite oraison funèbre de Pierre par Jacquemin, se déroulent sur des séries d’accords, les uns tristes, les autres funèbres, tous expressifs aussi profondément qu’ils sont simplement composés. M. Cui écrit bien, très bien. On ne dira pas de lui comme de quelques autres : « Il a de la patte, » ou, si on le dit, on aura tort. Non, ce gros mot ne lui convient pas. M. Cui n’écrit pas avec une patte, mais avec une main, et cette main est souple, elle est habile, elle effleure et n’écrase pas.

L’instrumentation du musicien russe, comme son harmonie, est sobre. Il y règne un parti pris, fort appréciable aujourd’hui, de sagesse et de modération. L’orchestre de ce général n’a rien de militaire ; il ne fait jamais de bruit, ce qui ne signifie pas qu’il manque toujours de puissance. A vrai dire, il en manque parfois. Au premier acte, par exemple, tandis que Jacquemin raconte à Marie-Anne son amitié pour Pierre, et la fraternité d’armes que le hasard d’une bataille a brisée, l’orchestre coupe de trois notes périodiques le trémolo qui accompagne le récit. Ces trois notes, c’est un cor qui les donne. Il faudrait que ce fût un violoncelle, tous les violoncelles plutôt ; il faudrait ici l’âpre