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correspondait avec eux, il leur disait : « J’ai passé de lourdes journées. Malgré mon état de faiblesse, j’ai écrit deux fois pour combattre cette nouvelle loi sur le mariage, que je juge comme vous. Il m’a été impossible de la faire rejeter, puisque le prince de Bismarck lui-même s’est prononcé en sa faveur. » Dans le fond, s’il entretenait avec ces mécontens un commerce secret, c’était dans l’espérance de les contenir, de les adoucir, de les aider à prendre leur mal en patience. Il leur disait à mots couverts : « Vous avez raison, mais il faut se plier aux circonstances. Consolez-vous en pensant que je souffre autant que vous, et résignez-vous comme moi. Il croit savoir mieux que nous ce qui nous convient : je le supporte, supportez-le. »

M. de Bismarck n’a jamais pu douter de l’obstinée fidélité de Guillaume Ier. M. Blum attribue sa constance à la gratitude qu’il ressentait pour quiconque lui avait rendu de grands services. Il y a plus, et je crois qu’à ce sentiment fort respectable se joignait une confiance fataliste dans l’homme qui était devenu son ministre lorsqu’il se déballait avec une situation désespérée et qu’il songeait à abdiquer. Par son audace et sa ruse, ce ministre, que les badauds traitaient de fou, l’avait conduit de triomphe en triomphe et lui avait fait un sort qui dépassait tout ce qu’il avait pu rêver. Il avait pour cet homme prédestiné un superstitieux attachement, comparable à celui d’un joueur pour son fétiche, et quand le chancelier, pour le mettre à l’épreuve, affectait de lui offrir sa démission, il répondait : Jamais ! Aussi est-il permis de croire que les craintes qu’inspirait le comte d’Arnim à M. de Bismarck n’avaient rien de sérieux. Peut-être quelques conservateurs crurent-ils trouver dans l’ex-ambassadeur d’Allemagne à Paris ce remplaçant que le comte de Roon déclarait introuvable. Ce qui est plus sûr, c’est que M. d’Arnim avait toutes les grandes ambitions et qu’infatué de lui-même, aucune tâche ne lui semblait au-dessus de ses forces. C’était, comme l’ont prouvé ses fameuses brochures, un homme de beaucoup d’esprit ; mais s’il avait quelquefois l’esprit qui sert, il avait plus souvent l’esprit qui nuit, et le plaisir qu’il prenait à décocher des épigrammes à son formidable rival lui a coûté cher. Il s’est perdu par sa légèreté, par son indiscrétion, par son étourderie. Il n’avait jamais été dangereux ; mais il avait tenté de l’être, et c’en était assez pour lui attirer l’irréconciliable aversion du grand politique qui n’a jamais rien pardonné ni rien oublié.

On ne peut nier qu’à la mort de Guillaume Ier, M. de Bismarck n’ait couru des dangers plus sérieux. Depuis longtemps les prophètes avaient prédit qu’il ne serait pas le chancelier de l’empereur Frédéric III. Il avait toujours traité le prince royal en suspect, il avait eu de mauvais procédés ; d’accord avec Guillaume Ier, il s’était arrangé pour le tenir à l’écart des affaires, pour ne le consulter sur rien, pour ne lui confier