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l’alternative de marcher à sa remorque ou de débuter par un acte de désintéressement que l’on se réservait de représenter comme un acte de pusillanimité, comme une concession à l’Europe, comme une occasion perdue et qui ne reviendrait pas.

Il fallait en effet plus de courage moral à M. Cleveland pour répudier la prise de possession du royaume havaïen par ses compatriotes que pour réformer les abus de l’administration précédente et pour inaugurer un nouveau système économique et financier. En repoussant l’annexion des îles Havaï, il risquait de froisser l’orgueil national ; il semblait, tout en obéissant à un sentiment d’équité, céder aux injonctions de l’Angleterre ; il donnait à ses adversaires des armes contre lui. En inaugurant l’ère des réformes, il marchait d’accord avec son parti, il s’acquittait des engagemens pris au cours de sa campagne présidentielle. A les tenir, il ne faisait pas seulement preuve de loyauté, mais aussi d’abnégation. Qu’était-ce en effet que ce Bureau des pensions, qui en arrivait à absorber par année 800 millions des deniers publics et à rémunérer 676 000 soi-disant victimes de la guerre de Sécession vingt-cinq ans après que la guerre avait pris fin ? La plus colossale machine électorale qu’eut encore inventée le génie des politiciens, un bureau d’achat de votes, un nid de sinécures grassement payées, un foyer de corruption, de concussions et de fraudes cyniquement étalées. Mais aussi quelle arme redoutable entre les mains de qui la savait manier ! Et, parmi les démocrates victorieux, bon nombre estimaient qu’il y avait avantage à maintenir l’institution et à s’en servir, à l’épurer en apparence, à en chasser les républicains vaincus, à s’y installer pour en user comme leurs adversaires l’avaient fait contre eux. Il est tant de façons diverses pour un parti politique arrivé au pouvoir d’esquiver les engagemens pris dans l’opposition, surtout lorsqu’il s’agit de mesures d’une réalisation difficile, telle que cette réforme du Bureau des pensions, et aussi que le rappel de la loi Sherman, que le parti démocrate avait inscrit dans son programme. On le vit bien, pour ce dernier surtout, lors de l’homérique bataille dont le Sénat fut le théâtre et dont l’issue eut été tout autre sans l’énergie de Cleveland. Ni les démocrates découragés par la résistance de leurs adversaires, ni l’Europe attentive à un conflit où ses propres intérêts étaient en cause, ne croyaient au succès. Les plus convaincus de la nécessité du rappel de la loi, des dangers de ces achats mensuels d’un métal déprécié qui s’entassait inutilement dans les caves de la Trésorerie, inclinaient à une transaction que l’obstruction des silveristes et la crainte d’aliéner au parti démocrate le vote des États miniers semblaient rendre inévitable. Seul, le Président ne céda