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plébéianisme contre l’aristocratie va se continuer désormais entre la démocratie et le parlementarisme.

Tout naturellement Tocqueville est donc parlementaire. Il l’est avec cette aggravation, si l’on veut, qu’il souhaite le suffrage universel à deux degrés. Très opposé au suffrage restreint qui crée « une petite oligarchie bourgeoise préoccupée de ses seuls intérêts et totalement séparée du peuple », il ne craint pas de faire passer la volonté populaire à travers une première sélection, avant qu’elle arrive à se personnifier dans l’Assemblée nationale. Il ne s’est pas expliqué, ce me semble, sur ses raisons. Il est probable que, s’il opine ainsi, c’est qu’il a prévu ce que l’on tient d’expérience aujourd’hui, à savoir que toute élection est une élection à deux degrés. L’élection directe est à deux degrés. Les électeurs sont trop nombreux pour s’entendre entre eux tous sur les choix à faire. En conséquence, de deux choses l’une, et l’une se pratique à côté de l’autre dans les mêmes départemens, d’arrondissement à arrondissement, sur toute la surface du territoire : ou, sur un appel central, des délégués sont nommés qui choisissent un candidat du parti, et l’imposent, à peu près, à leurs coreligionnaires politiques ; ou des comités à peu près permanens, là où le parti est fortement organisé, sans se préoccuper de convoquer des délégués, choisissent un candidat, le consacrent et l’imposent comme ferait une délégation. Dans les deux cas, délégation ou comité est le véritable électeur ; l’élection est à deux degrés. Ne vaudrait-il pas mieux régulariser l’institution des délégués, supprimer l’institution des comités, lesquels, n’étant pas même désignés par les électeurs, sont de purs usurpateurs, et faire nommer par tout le monde des gens chargés de s’entendre sur le choix à faire ? L’élection à deux degrés n’est que ce qui se passe, se passant plus régulièrement, et par conséquent donnant des résultats meilleurs, supprimant les surprises, écartant les cartes forcées et évitant les escamotages. Dans un pays où il y aurait une Chambre nommée par le suffrage direct et une autre par le suffrage à deux degrés, on pourrait affirmer à coup sûr que c’est la Chambre issue du suffrage à deux degrés régulièrement organisé qui représenterait le plus précisément le pays.

Tocqueville voudrait également sauver de l’omnipotence démocratique l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il n’a pas eu de peine à s’apercevoir que l’indépendance du juge est la clef de voûte d’un système libéral, plus que le parlement lui-même. et que peu s’en faut qu’il ne soit la liberté elle-même.

La démocratie étant l’Etat-roi, comment l’individu pourra-t-il se défendre contre un empiétement injuste de l’Etat et soutenir contre lui un de ses droits lésé par lui ? Uniquement par une