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jour l’égale de la noblesse, étant donné du reste que, surtout en France, la noblesse ne s’appliquait qu’à s’appauvrir et à se diminuer. Il sait dire qu’en Amérique il s’est trouvé, récemment implantée sur un sol vierge, une race d’égaux, ne contenant en elle aucun germe d’aristocratie, et du reste, maintenue par sa religion dans des sentimens d’égalité fraternelle. Mais je ne vois pas qu’il aille beaucoup plus loin dans son étiologie. En général du reste l’étiologie de Tocqueville, non seulement est prudente, dont il faut le louer, mais est assez bornée. Il est curieux, par exemple, que voulant expliquer, en passant, l’anticléricalisme français du XIXe siècle, il le rattache uniquement à la philosophie du XVIIIe, sans songer que cette philosophie n’a pas été tout entière antireligieuse, n’a pas eu sur la Révolution française une influence très grande ; car, si elle l’avait eue la Révolution eût été très différente de ce qu’elle a été ; et surtout a relativement peu pénétré l’esprit public et particulièrement l’esprit populaire au XIXe siècle. Il ne songe pas à dire que le clergé était populaire au XVIIIe siècle, que les cahiers du clergé (il le sait pourtant) sont les plus libéraux des cahiers de 1789, que jusqu’au commencement de la Révolution, bourgeoisie et clergé marchent ensemble ; mais que, dans son cours, la Révolution ayant voulu réformer l’Eglise et en étant venue à la persécuter, de ce jour le clergé s’est rattaché à l’ancien régime, qu’il a été à la fois son auxiliaire et son protégé sous la Restauration, et que c’est de l’époque de la restauration que date l’animadversion populaire en France contre le clergé, laquelle s’est tournée peu à peu en sentiment antireligieux.

Ce sont là des causes historiques, et ce sont celles que Tocqueville considère naturellement moins que les autres. Il est beaucoup plus observateur sociologue qu’historien et envisage plutôt l’état d’un temps que la suite des temps. Pour ce qui est de la démocratie en Europe, il aurait pu, ce me semble, lui qui la confond sans cesse, non sans raison, avec la centralisation, se dire qu’elle a été produite surtout par le besoin que les peuples ont eu de se centraliser de plus en plus dans la lutte qu’ils ont eu à soutenir les uns contre les autres. L’Europe est en guerre continuelle depuis trois cents ans. Il n’est pas de peuple, en cet état de choses, qui n’ait eu besoin de la dictature, besoin par conséquent de détruire ces pouvoirs particuliers et ces libertés locales, chers à Tocqueville, qui au dedans sont des libertés, et, relativement à l’action extérieure, des faiblesses. C’est pour eux-mêmes, certes, mais c’est pour la France aussi que Richelieu, Mazarin, Louis XIV, Louis XV et Napoléon font en leurs mains la concentration des forces françaises. C’est pour la défense nationale que les petites patries se sont, à regret,