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Cinq Cents et les considère peu comme une source ou une garantie de liberté nationale, encore que dans une certaine mesure ils le soient. Ils sont trop loin ; ils sont trop, eux-mêmes, puissance centrale ; ils sont trop incapables d’assurer aux citoyens des droits particuliers et des franchises qui soient des propriétés ; ils sont trop, eux-mêmes, gouvernement centralisateur, attractif à soi et absorbant. Quand une révolution n’assure à un peuple que l’unité nationale, l’égalité et l’uniformité administrative, elle n’est pas mauvaise et l’on y tient ; seulement un homme peut la remplacer ; à maintenir ces avantages il suffit tout aussi bien qu’elle.

L’œuvre de la Révolution, la voilà donc. Elle a achevé la centralisation, poussée déjà très loin par l’ancien régime ; elle a amené l’ancien régime à sa perfection ; elle a créé une démocratie centralisée, qui peut être, sans perdre son caractère, une démocratie royale, une démocratie impériale, ou une démocratie républicaine. Quel que soit le tour qu’elle prenne, dans tous les cas c’est la liberté qu’elle n’assure pas, et que, presque, elle n’admet point. Et si cette démocratie avait été fondée, comme le croient quelques-uns, par la Révolution, il y aurait quelque chance qu’une œuvre si récente fût caduque ; mais puisqu’il est prouvé que la Révolution n’a été en cela que l’héritière et l’exécutrice testamentaire de la Monarchie française, ne nous y trompons point, c’est deux siècles et tout à l’heure trois de notre histoire dont nous avons l’œuvre sous nos yeux, et c’est quelque chose qu’il faut accepter, où il faut entrer résolument pour y rester, et qu’il ne faut songer qu’à corriger.

Avant d’examiner comment Tocqueville a pensé à corriger cet état de choses, voyons à quelles causes il l’attribue et à quelles origines il le fait remonter ; car ce n’est que sur l’idée qu’on se fait des causes qu’on imagine les remèdes, et ce n’est qu’en sa chant l’idée que quelqu’un se fait des causes qu’on peut juger si les remèdes qu’il propose sont bien imaginés.


V

Tocqueville a trop peu porté ses regards sur les causes qui ont engagé les peuples modernes dans l’état démocratique, et c’est le principal défaut de l’un et de l’autre de ses deux ouvrages. Il considère, en général, la démocratie comme une grande force en soi et par elle-même qui pousse et entraine les peuples modernes vers un but inconnu ou obscur, et il ne remonte guère plus haut. Il sait dire, sans doute, que le développement de la richesse immobilière, produit par la facilité des communications, a créé chez les peuples européens une classe bourgeoise qui s’est trouvée un