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haïr. Il y a donc au moins un premier mouvement de répulsion que l’homme cultivé rencontre chez les électeurs qui ne le sont pas. Il est, relativement à eux, d’un autre ordre et pour ainsi dire d’une autre nature. A la vérité si l’électeur populaire a peu de goût pour le candidat cultivé, il n’en a presque aucun pour le candidat appartenant à sa propre classe. L’électeur populaire ne nomme presque jamais ses pairs. Le : « pourquoi lui plutôt que moi » intervient alors, et est d’un poids énorme. Mais il reste alors, et c’est le plus grave, qu’entre le désir de ne pas nommer les hommes d’une classe supérieure et le désir de ne pas nommer les hommes de la classe obscure, l’électeur des démocraties nomme des déclassés. Il nomme très volontiers l’homme de classe supérieure repoussé par sa classe, ou qui n’a pas trouvé à se frayer sa voie chez elle. Il l’aime un peu pour l’aversion que cette classe suspecte lui a témoignée. Cette sorte de métis est la plaie des démocraties. Il est pauvre sans avoir la fierté très fréquente chez le plébéien, par conséquent toujours ambitieux, souvent vénal. Il est intrigant, impudent et charlatan. Il est beaucoup moins conservateur que ceux qui le nomment, novateur très volontiers, n’ayant rien à perdre, exclusivement homme de parti, n’ayant point d’idées personnelles ni de principes fixes, très dangereux, rarement utile, et quelquefois, car tout arrive, homme de génie momentanément dévoyé, capable de s’élever très haut et de devenir, tant il est hors classe, un grand homme d’Etat inattendu. Mais il est essentiellement aléatoire. C’est lui qui donne aux démocraties, extérieurement et superficiellement, le caractère agité et tumultuaire qu’elles n’ont nullement en leur fond. De ces masses tranquilles et pacifiques s’élève ainsi, sous le nom de représentation nationale, un pays politique fiévreux, batailleur, traversé de mille intrigues, convulsé de mille passions, changeant de ministère tous les six mois, qui ne représente nullement le pays vrai, et dans lequel le pays vrai est stupéfait de ne point se reconnaître. La jalousie démocratique est le vice le plus grave dont les démocraties aient à se garantir. — Ajoutez à cela qu’il ne faut guère en vouloir aux démocraties de leur prétendu goût pour les médiocrités. Ce n’est pas tant qu’elles aiment la médiocrité que ce n’est qu’il leur est assez difficile de reconnaître le mérite vrai. Montesquieu a tort : le peuple n’est pas admirable pour connaître les hommes, parce que connaître les hommes est la chose du monde la plus malaisée. Ce sont des qualités de psychologue et de moraliste que vous demandez là, ou que vous supposez à la multitude : « Quelle longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire une idée exacte du caractère d’un seul homme ! Les