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d’avance ? Voilà ce qui a paru probable à Tocqueville, et c’est à démêler, sous l’histoire accidentelle, l’histoire solide, ou, sous l’histoire, la physiologie des peuples, qu’il s’est appliqué. Il a donc été un historien d’institutions et un historien démologique. Cela était fort nouveau à l’époque où il l’a entrepris, c’est-à-dire dès 1833. Entre l’histoire trop encombrée de considérations philosophiques et l’histoire purement épique, et encore l’histoire qui n’était guère qu’un pamphlet et une œuvre de polémique, il y avait place en effet pour une étude patiente à la fois et passionnée de ces dessous, de ces régions profondes, de ces fonds de mer sur lesquels passent les courans, les flux et reflux et les agitations tempétueuses des flots. Ce fut son application. Remarquez comme il y était bien porté par sa nature : méditatif, concentré, aussi peu homme du monde qu’homme de forum, il était bien fait pour tenir peu de compte des surfaces, pour se pencher sur les profondeurs, et pour écouter les silences, et pour entendre mieux qu’autre chose ce qui fait le moins de bruit. Examinons ce qu’il a entendu ou cru entendre.


III

Un seul grand fait sociologique a frappé Tocqueville : l’établissement de la démocratie dans tout le monde civilisé. De ce fait il a étudié les caractères, cherché les causes, prévu les conséquences. Nous le suivrons dans ces trois enquêtes.

La démocratie pour Tocqueville, qui, du reste, ne l’a jamais définie, mais qui laisse voir partout ce qu’il entend par là, c’est le besoin pour l’homme, non pas de supprimer le Gouvernement, et loin de là, mais de supprimer la hiérarchie. Ce qui gêne l’homme, ce n’est pas d’être gouverné, c’est d’être dominé, surplombé pour ainsi dire ; ce n’est pas d’obéir, c’est de respecter ; ce n’est pas d’être comprimé, c’est de s’incliner ; et ce n’est pas d’être esclave, c’est d’être intérieur. Ce sentiment n’est ni mauvais, ni bon : il est naturel, et il est éternel. Jamais la société humaine ne s’y conforme entièrement, mais, et précisément pour cela, l’homme l’éprouve toujours. Les institutions ont tant de puissance qu’elles créent des sentimens, et les sociétés étant toujours hiérarchisées, il est arrivé, quand elles l’étaient vigoureusement, que l’idée hiérarchique est devenue un sentiment chez les hommes, faisant contrepoids à l’autre, et dans ce cas jamais la hiérarchie sociale, ayant pour elle sa nécessité d’abord et ensuite un sentiment factice, mais traditionnel, hérité, solide, n’a été aussi forte. Mais le sentiment anti-hiérarchique n’en a pas moins