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d’amasser en moi ces forêts, ces champs qui fuient, coulent devant moi comme leur fleuve, comme ma vie…

Ratisbonne est au milieu d’un pays peu varié, médiocre. Dès mon arrivée, je cours à la salle basse, obscure, où la ville eut l’honneur de tenir la diète de l’Empire de 1667 à 1806. J’y trouve la table de bois blanc devant laquelle Charles-Quint but en 1532 ; le fauteuil de cuir dans lequel se sont assis les empereurs. Les grands pots qui contenaient le vin qu’on servait à la ronde, y sont encore, et les costumes de la vieille Allemagne, et le livre de justice pour l’Autriche, la Bohême, etc.

En bas, les cachots, la chambre des tortures, la grille derrière laquelle le juge, caché, écoutait, surprenait les aveux vrais ou faux, arrachés aux patiens par la douleur. Tout est en place, et prêt à recommencer, s’il le fallait. Ceci n’est point particulier à Ratisbonne, vous retrouvez partout le témoignage de la rude justice par laquelle les villes d’empire rassuraient leurs sujets, leurs marchands, contre les violences des brigands. Le squelette du dernier exécuté pend encore à la voûte. Mais étaient-ce seulement les malfaiteurs qu’on traitait ainsi sans miséricorde ?…

La curiosité du Ratisbonne, le Panthéon, le Westminster que le roi de Bavière a bâti pour les grands hommes de l’Allemagne, et qu’on vient d’inaugurer, est sur une élévation en vue du Danube, ici d’une gravité, d’une ampleur superbe, lorsque, l’hiver, il couvre de ses débordemens la belle plaine qui s’étend à sa droite, pendant qu’à sa gauche des roches austères, boisées à demi de sapins, le dominent et resserrent devant elles son rivage. Quelques accidens de ce paysage d’Albert Dürer, entre autres une petite vallée enfoncée brusquement entre deux hauteurs, semblent des coups de burin sévère, inspiré.

Avant le Walhalla, c’est le nom de ce temple de la gloire, se dresse le château en ruines, percé à souhait des balles de Gustave-Adolphe. En arrière, les graves montagnes continuent, et encadrent à merveille le monument.

Vue immense dans son ensemble, mais sérieuse… non pas de ces vues du Midi ou d’Orient devant lesquelles le poète resterait muet, ou crierait avec Rückert : « O soleil, ô mer, ô rose !… »

Ceci est à la fois l’austérité du Rhin vers Bingen, et son grandiose dans les plaines de l’Alsace.

Moralement, vue vaste, noble, héroïque, un paysage vertueux, pour ainsi parler, comme il convient à un tel monument.

La montée à travers les rocs, les bois sombres, prépare