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Le troisième tableau donne le drame, la fuite en Égypte. Joseph tout en rouge, sous un ciel ardent, ouvre la marche. la Vierge suit, rêveuse, un peu pâle, plus anglaise qu’allemande. Peut-être Holbein l’a-t-il faite à son retour de Londres. Elle va, enveloppant son fils d’un geste passionné. Sur le désert de sable, aride, rien qu’un élégant palmier que courbent, dans un gracieux effort, de petits anges, pour amener sur la tête de la mère et de l’enfant un peu d’ombre.

Dans ce beau poème en trois actes, le sentiment moral augmente dans un admirable crescendo. Au premier acte, la Vierge est belle d’élévation, belle comme grâce de Dieu dans la nature. Au deuxième, belle de foi : elle s’est détachée de son fils physiquement, mais pour se rattacher à lui aussitôt par la prière. Au troisième acte, belle de sa volonté : elle est devenue la Providence de son enfant ; elle couve en pensée l’avenir. C’est le dernier degré, le plus humain, mais le plus sublime ; partant, plus divin même que le premier, où Dieu apparaît sans volonté.


III. — LA FORÊT NOIRE. — ENTRÉE EN SOUABE. — LE DANUBE. — ROTTWEIL. — TUBINGUE. — LES ÉMIGRANS. — SAINT-GEORGE. — LE PALAIS DUCAL.

Lundi 27. — Dès le premier relai après Fribourg, la route s’engage dans la Forêt-Noire, par l’étroit défilé que, très improprement, nous avons nommé : l’Enfer. En allemand, die Hœlle signifie creux, profondeur. Je revois en souvenir ma montée du Simplon, mon terrible torrent, et ces pics isolés, hardis, que l’aigle seul semble pouvoir atteindre, et que les pacifiques sapins ont escaladés, dont ils ont pris possession. Ils se penchent sur la profonde vallée, sur la route poudreuse, sur le pauvre passant… Mais lui aussi, en 1830, il atteignait ces hauteurs à sa manière. il y suspendait ses rêves, ses chimériques ermitages, son nid d’amour ou d’amitié, et tout ce que le vent a emporté depuis, sans s’informer si ce n’était pas fait de plumes sanglantes…

Le Simplon a le grandiose, mais il n’a pas les doux jeux de la lumière tamisée avec ces ménagemens délicats et tendres que je vois ici : la tendresse de lame allemande. De temps à autre, des arbres suspendus au ravin, déracinés a demi par quelque coup de vent d’orage, me montrent leurs racines échevelées, et médisent : « Nous aussi… »

A Hœllsteig, au plus profond du défilé, je m’arrête dans une froide et triste chambre d’auberge, toute tapissée d’Amérique, d’émigration. Je déjeune au bruit des cascades, peu