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seule, pouvait donner à l’Italie les avantages qu’elle espérait des sacrifices qu’elle était tenue de s’imposer. Mais si l’Italie s’était engagée dans la Triple Alliance pour des bénéfices futurs et éventuels, les deux empires avaient, au contraire, réalisé les leurs, et la paix leur en assurait la possession. C’est ce que n’ont pas compris les premiers négociateurs du roi Humbert, ni le souverain lui-même quand ils ont contracté les engagemens pris à Vienne. C’est ainsi que tous les efforts de M. Crispi ont échoué devant le calme de la France, et plus clairement encore devant les intérêts particuliers et bien entendus des deux autres alliés dont l’Italie s’est constituée et demeure le satellite.

Mettons donc que, avec ou sans l’agrément de l’Italie, la paix est l’unique, le véritable objet qu’ont eu en vue, dès l’origine, les premiers négociateurs de la Triple Alliance, et voyons si cette conception diplomatique offre les garanties exigées par le repos de l’Europe. Des publicistes de tout ordre et de tout pays l’ont envisagée sous tous ses aspects ; les uns l’ont blâmée, les autres y ont applaudi ; ceux-là l’ont dénoncée comme un danger permanent, ceux-ci y ont vu un gage de haut prix. Il n’en est plus un seul aujourd’hui, voulant être de bonne foi, qui ne convienne que la paix de la Triple Alliance c’est la paix armée, c’est l’Europe sous les armes, toujours prête à en venir aux mains, et que cette catastrophe peut naître, soudain, d’incidens indépendans de la volonté des gouvernemens. Ce péril devient tous les jours plus évident, et personne ne s’y méprend plus. De toutes parts on s’y prépare, et il n’est nul sacrifice devant lequel on ose reculer. On ne réunit plus un parlement sans lui demander de nouveaux crédits militaires, de nouvelles aggravations des impôts déjà si lourds pour les contribuables de tous les pays. Devenu partout obligatoire, le service dans l’armée nous est imposé, à tous, jusqu’à l’âge de 45 ans ; il en est, parmi nous, qui sont déjà grands-pères. L’Allemagne, qui possédait le plus formidable armement qu’on eût encore connu, vient, cette année même, d’augmenter ses effectifs dans une notable proportion, serrant les mailles de son organisation, de façon que nul ne puisse se soustraire au devoir de prendre son rang sous les drapeaux.

Que pense-t-on en Allemagne de la paix que M. de Bismarck, en descendant du pouvoir, a léguée à l’Europe ? Comment l’envisage le gouvernement impérial lui-même ? Il estime qu’elle est une trêve et qu’il n’est que temps de tout disposer pour la prochaine guerre qui sera, suivant une parole du nouveau chancelier, « un combat pour la vie ». Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le discours que le général de Caprivi a prononcé pour défendre et justifier son dernier projet de loi tendant à augmenter les