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Salonique dont elle compte hériter au prochain partage des territoires que la Turquie possède encore en Europe, et acquérir ainsi un accès direct sur la mer Egée. L’appât était séduisant ; nous avons déjà dit qu’elle l’agréa. Mais elle devenait, dès ce moment, le principal instrument de la nouvelle politique de M. de Bismarck, et elle ne pouvait se dissimuler qu’elle serait dans la nécessité de le suivre aussi loin qu’il lui plairait de l’entraîner. Le traité d’alliance était en germe dans les arrange mens pris à Berlin, et le cabinet de Vienne était certainement résigné d’avance à le signer le jour où le chancelier allemand jugerait opportun de le conclure. On savait d’ailleurs à Vienne avec quelle facilité M. de Bismarck évoluait sur le terrain diplomatique comme sur le terrain parlementaire, et on ne doutait pas que, rebuté par l’Autriche, il ne se retournât du côté de la Russie. M. Andrassy devait d’autant plus le présumer que le chancelier allemand, en l’abordant, put lui faire part des communications adressées par l’empereur Alexandre à l’empereur Guillaume et dont on pouvait tirer parti pour renouer les relations rompues. Le ministre de l’empereur François-Joseph n’ignorait pas davantage que l’empereur Guillaume regrettait les dissentimens existant entre son gouvernement et celui de son impérial neveu, qu’il voulait « mourir en soleil qui se couche » après avoir brûlé d’un splendide éclat. Nous avons entendu M. de Bismarck raconter les efforts qu’il a dû déployer pour déterminer son souverain à ratifier le traité de 1879. Solidaire, avec l’Allemagne, de l’injure faite à la Russie, l’Autriche devait fatalement en accepter toutes les conséquences ; elle s’était placée dans la nécessité d’acquiescer à un traité qui affectait cependant tous les caractères d’un acte de défiance et même d’hostilité contre un puissant empire qui n’avait donné, soit à l’un, soit à l’autre des deux contractans, aucun sujet d’alarme. Ce fut une première expiation du crime qu’elle a commis en consentant à recevoir les dépouilles de la Turquie démembrée par les puissances qui auraient dû la défendre. C’est le sort de tous les accapareurs de territoires quand leurs acquisitions ne reposent ni sur le droit ni sur la justice, et depuis quinze ans bientôt qu’elle a aliéné, de la sorte, sa liberté d’action, elle porte le poids, chaque jour plus lourd, des charges qu’elle a dû assumer. Mais, encore une fois, l’Autriche n’avait plus, en 1879, le choix de ses déterminations ; en s’unissant à l’Allemagne, elle subissait une contrainte à laquelle elle était préparée.